André Gaudreault et Philippe Marion revisitent leur ouvrage de 2013 et interrogent la « résilience » du cinéma en contexte de transition numérique.
William Pedneault-Pouliot
L’éditeur Armand Colin a récemment publié une deuxième édition revue et augmentée de l’ouvrage La fin du cinéma ?, coécrit par les chercheurs André Gaudreault (Université de Montréal) et Philippe Marion (Université catholique de Louvain). Poursuivant la réflexion entamée dans le livre original, cette réédition comporte 150 pages supplémentaires, une vingtaine de nouvelles illustrations ainsi qu’une bibliographie entièrement mise à jour.
De la crise à la résilience d’un média
Le changement dans le sous-titre du livre n’est pas anodin. Le passage de Un média en crise à l’ère du numérique (2013) à La résilience d’un média à l’ère du numérique (2023) signale un recadrage de l’essai qui témoigne des évolutions importantes des dix dernières années.
« Il y a eu une accélération de ce qu’on avait mis en place », résume Philippe Marion. Ce dernier a observé une « désinstitutionnalisation » du cinéma en tant qu’art narratif, qu’il compare à un « décentrement copernicien du monde » du cinéma. « L’idée de consommer uniquement du cinéma n’est plus un impératif catégorique », ajoute Philippe Marion. « Peu importe le support, l’important, c’est d’avoir un contenu filmique. Il y a une sorte de suprématie du contenu. »
Ce phénomène est multifactoriel, selon les chercheurs. Ils soulèvent notamment la montée fulgurante de l’intelligence artificielle, qui a bouleversé la notion d’« auctorialité », et la pandémie de COVID-19, qui a mené à une croissance sans précédent de la consommation de contenus médiatiques en ligne, souvent au détriment des salles de cinéma.
Pour une définition souple et ouverte du cinéma
Face à ces bouleversements, les auteurs restent tout de même optimistes quant à l’avenir du septième art. « Certain[·e]s disent que dès que l’on voit un film en dehors d’une salle de cinéma, ce n’est pas du cinéma. Nous, on s’oppose à cette idée-là », explique le chercheur André Gaudreault. Il rappelle d’ailleurs que nous n’avons « jamais consommé autant de films que depuis l’avènement des plateformes numériques ».
Cette ouverture puise ses fondements dans l’histoire même du médium filmique, mais aussi dans le concept de la « double naissance » du cinéma introduit par les deux auteurs en 1999. Selon eux, l’invention technologique du cinématographe et l’institutionnalisation du « cinéma » auraient en effet constitué deux phénomènes distincts, deux naissances.
« Le cinéma ne s’invente pas. Il n’y a pas de brevet cinéma, ça n’existe pas. Le cinéma dans une salle, c’est un dispositif socioculturel qui se met au point, qui s’institue, qui se constitue, mais qui ne s’invente pas », explique André Gaudreault. Cette perspective sur l’histoire permet de concevoir avec plus de souplesse l’évolution actuelle du cinéma. Par exemple, avant les projections des frères Lumière, des vues animées étaient présentées dans des kinétoscopes individuels. « Aujourd’hui, qu’est-ce qu’on fait ? On regarde individuellement des films », ajoute le chercheur.
Pour Philippe Marion, « si le cinéma a perdu quelque chose, c’est son caractère de super-dominant ». Il reviendrait ainsi à une posture plus « intégrative », qui le place en concurrence avec des médias équivalents.
C’est donc l’identité même du cinéma qui se retrouve affectée par les changements actuels. Cette identité s’est « figée » pendant un certain moment, et il faut maintenant y introduire un « principe de changement », affirme Philippe Marion. « Le numérique est un accélérateur de souplesse imposé. On doit être beaucoup plus souple, mobile et fluctuant dans notre définition du cinéma. »
Cette souplesse est de plus en plus incarnée dans la création. « Du côté du public, il y a vraiment une ouverture aux gens qui bricolent la matière filmique, une ouverture que l’on peut presque qualifier de “démocrate” », ajoute le chercheur. Le déplacement de notre conception de la création filmique permet ainsi d’aménager une plus grande place à la pratique « populaire » dans la définition du cinéma.
Une réflexion qui se déploie dans le temps
Ces sont ces questions – et bien d’autres – qui se trouvent au cœur de la nouvelle édition de La fin du cinéma ?. Mais celles-ci s’inscrivent plus généralement dans une réflexion qui s’étale sur une période beaucoup plus longue, puisque c’est une collaboration de plus de 30 ans qui lie les deux chercheurs.
Le livre propose ainsi un regard lucide vers le présent et le futur du cinéma qui est solidement ancré à la fois dans les recherches les plus actuelles et dans l’histoire du médium. Mais cette histoire est dynamique, précise Philippe Marion : elle est « une ressource de compréhension des médias d’aujourd’hui ». La préparation de cette nouvelle édition a été rendue possible grâce à l’appui du Groupe de recherche sur l’avènement et la formation des identités médiatiques (GRAFIM), une structure du laboratoire CinéMédias, basé à l’Université de Montréal, ainsi qu’à celui du Groupe interdisciplinaire de recherche sur les cultures et arts en mouvement (GIRCAM) de l’Université catholique de Louvain.