Portrait : l’intelligence artificielle au cinéma avec Tanzia Mobarak

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Le pro­jet de recherche de la doc­to­rante inter­roge les effets des outils d’intelligence arti­fi­cielle sur le rythme et le cerveau

Dans le cadre de sa recherche doc­to­rale, Tan­zia Moba­rak ana­lyse l’impact des outils de mon­tage par intel­li­gence arti­fi­cielle (IA) sur le rythme au ciné­ma ain­si que les effets du rythme du mon­tage sur le cer­veau. La cher­cheuse s’est entre­te­nue avec l’équipe de cinEXmedia, en décembre der­nier, afin de pré­sen­ter son par­cours et les pistes qui l’ont menée vers ce pro­jet à l’intersection des études ciné­ma­to­gra­phiques et des neurosciences.

L’intérêt de la doc­to­rante pour l’IA est en par­tie né de son sen­ti­ment d’appréhension face aux pro­grès rapides des modèles géné­ra­tifs d’intelligence arti­fi­cielle ces der­nières années. « J’ai com­men­cé à me sen­tir mal à l’aise face à la manière dont ces outils dif­fusent et col­lectent les infor­ma­tions des utilisateur[·rice]s », raconte-t-elle.

« L’IA peut accé­lé­rer le ren­de­ment du tra­vail et nous ins­pi­rer ou nous assis­ter dans nos pro­ces­sus créa­tifs. Elle est aus­si de plus en plus acces­sible. Mais c’est pré­ci­sé­ment parce qu’elle est si puis­sante et si acces­sible que je pense qu’il est cru­cial d’examiner à quel prix nous béné­fi­cions de ses avan­tages. Il faut étu­dier com­ment les nou­velles avan­cées tech­no­lo­giques affectent les dif­fé­rents aspects de notre vie. »

Une capa­ci­té d’attention réduite

Tan­zia Moba­rak s’intéresse plus lar­ge­ment à l’impact des nou­velles tech­no­lo­gies sur notre consom­ma­tion des médias, notam­ment audio­vi­suels. Une récente étude de la psy­cho­logue amé­ri­caine Glo­ria Mark, indique-t-elle, démon­tre­rait en effet que notre capa­ci­té d’attention face aux écrans a dras­ti­que­ment chu­té ces der­nières années, pas­sant de 150 secondes en 2004 à 47 secondes aujourd’hui.

« À une époque où une grande par­tie de notre tra­vail s’effectue sur des écrans, dit-elle, ce déclin constant peut poser de nom­breux pro­blèmes en termes de pro­duc­ti­vi­té, de san­té men­tale et de capa­ci­tés cog­ni­tives. » De plus, « de nou­velles études montrent qu’il existe un lien entre cette dimi­nu­tion de la durée d’attention et la manière dont les films sont aujourd’hui réa­li­sés, et plus par­ti­cu­liè­re­ment celle dont ils sont montés. »

Cette curio­si­té envers la conta­mi­na­tion du sep­tième art par les tech­no­lo­gies numé­riques a pous­sé Tan­zia Moba­rak à mener ses recherches sous la direc­tion du pro­fes­seur André Gau­dreault, qui se penche sur des ques­tions simi­laires depuis plu­sieurs années. Selon une pers­pec­tive inter­sec­to­rielle, elle s’intéresse à la fois aux études ciné­ma­to­gra­phiques et aux neu­ros­ciences dans sa thèse, tout en gar­dant à l’esprit que l’expérience audio­vi­suelle est vécue de façon unique par chaque spectateur·rice. C’est aus­si pour­quoi elle réflé­chit aus­si aux pos­si­bi­li­tés offertes par le mon­tage assis­té par l’intelligence arti­fi­cielle en ce qui a trait à la diver­si­fi­ca­tion et à l’inclusivité des contenus.

Concur­rence et profitabilité

La ques­tion du rythme est étroi­te­ment liée à celle de la capa­ci­té d’attention, estime Tan­zia Moba­rak. Celle-ci tend en effet à dimi­nuer depuis quelques années, tan­dis que le rythme du mon­tage des films s’accélère, notam­ment grâce à l’intelligence arti­fi­cielle. « Afin d’attirer l’attention du public, les films com­mer­ciaux, qui doivent aujourd’hui concur­ren­cer avec toutes sortes de conte­nus dif­fu­sés sur les pla­te­formes numé­riques, uti­lisent sou­vent des styles de mon­tage rapides et fré­né­tiques, ren­dus popu­laires par la chaîne télé­vi­suelle MTV, entre autres. »

Les outils de mon­tage par intel­li­gence arti­fi­cielle peuvent aus­si contri­buer à la ren­ta­bi­li­té des pro­duc­tions et les rendre plus com­pé­ti­tives à l’égard des conte­nus des pla­te­formes de dif­fu­sion en conti­nu. De fait, ces outils « fonc­tionnent selon un vaste ensemble de don­nées à par­tir des­quelles ils sont pro­gram­més », explique Tan­zia Moba­rak. « Aus­si un outil de mon­tage cher­che­ra-t-il à trou­ver des prin­cipes géné­raux à par­tir d’un ensemble don­né de films et cour­ra-t-il le risque de géné­ra­li­ser et de nor­ma­li­ser cer­taines pra­tiques par rap­port à d’autres. »

Elle pour­suit : « Si ces outils sont prin­ci­pa­le­ment déve­lop­pés à des fins com­mer­ciales, il est plus pro­bable qu’ils soient for­més à par­tir de super­pro­duc­tions, et, par consé­quent, qu’ils repro­duisent le style de mon­tage fré­né­tique de ces films. » Et ce style se révèle très sou­vent un gage de succès.

Qu’ils soient conçus à l’aide de l’intelligence arti­fi­cielle ou non, et comme le démontrent plu­sieurs études consa­crées aux effets du ciné­ma sur le cer­veau, les films peuvent aus­si « avoir des effets thé­ra­peu­tiques sur le public », rap­pelle la doc­to­rante. « Le fait même d’effectuer des recherches sur les films est très libé­ra­teur pour moi, car je fais des recherches qui peuvent aider les gens ; c’est un pro­ces­sus extrê­me­ment satisfaisant. »