Portrait : entre dérive et surgissements, le cinéma de Nour Ouayda

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La cinéaste et tra­vailleuse cultu­relle a pré­sen­té deux de ses courts métrages à l’Université de Mont­réal en décembre der­nier. 

Nour Ouay­da

Depuis qu’elle a com­plé­té sa maî­trise en ciné­ma à l’Université de Mont­réal (2017), la cinéaste et tra­vailleuse cultu­relle Nour Ouay­da a réa­li­sé cinq courts métrages. Elle a aus­si été pro­gram­ma­trice au sein de nom­breux orga­nismes ain­si que membre du comi­té édi­to­rial de la revue Hors Champ. En marge de la pro­jec­tion de deux de ses films à l’Université de Mont­réal, en décembre der­nier, elle a accep­té de dis­cu­ter de son par­cours et de son explo­ra­tion de la dérive au cinéma. 

L’événement, inti­tu­lé « Au-delà du détail »,s’inscrivait dans le cadre de la série Au-delà des fron­tières diri­gée par les cher­cheuses Zai­ra Zar­za et Clau­dia Pol­le­dri et copré­sen­tée par le Groupe de recherche sur l’avènement et la for­ma­tion des iden­ti­tés média­tiques (GRAFIM) et le par­te­na­riat cinEXmedia. La pro­jec­tion des films One Sea, 10 Seas (2019) et The Secret Gar­den (2023) a été sui­vie d’une dis­cus­sion ani­mée par l’ancien direc­teur de mémoire de la cinéaste, André Habib, qui est aus­si cher­cheur membre de cinEXmedia et rédac­teur en chef de la revue Hors Champ

C’est d’ailleurs lors de sa maî­trise en recherche-créa­tion que Nour Ouay­da a déve­lop­pé sa pra­tique de la dérive, ins­pi­rée par le concept de Guy Debord et des situa­tion­nistes. En effet, elle filme les lieux comme Guy Debord pré­co­ni­sait d’en faire l’expérience en mar­chant, en se lais­sant gui­der par ses impres­sions sub­jec­tives et en s’adaptant aux évé­ne­ments qui sur­viennent sur le ter­rain. Dans One Sea, 10 Seas, elle réflé­chit direc­te­ment à ce pro­ces­sus en alliant des textes et des images de la mer de Bey­routh en gros plan, fil­mées avec la camé­ra MiniDV de son père. 

« C’est grâce à cette camé­ra que j’ai com­men­cé à fil­mer, sans avoir de pro­jet pré­cis en tête, raconte Nour Ouay­da. C’est un peu de là que m’est venue l’idée de la dérive, c’est-à-dire de fil­mer des images sans but, petit à petit. Et c’est en mar­chant que je les accu­mule. Je trouve des détails ou des tex­tures qui m’intéressent et je les isole, sou­vent en zoom, en gros plan. » 

C’est pour­quoi on ne recon­naît que très peu la ville de Bey­routh, dans One Sea, 10 Seas, même si le film a été tour­né dans des lieux célèbres de la ville, tels que la pro­me­nade de la Cor­niche, au bord de la mer. « Ça rejoint aus­si l’idée de déter­ri­to­ria­li­sa­tion de Gilles Deleuze et Félix Guat­ta­ri. Bey­routh est un endroit où on exige tout le temps des plans larges. Fil­mer la ville ain­si devient une manière de la décon­tex­tua­li­ser, de l’arracher à l’image type qu’on lui impose et de me rap­pro­cher du lieu en soi, de sa maté­ria­li­té et de ses élé­ments. Cela met l’imagination au travail. »

« Sur­gis­se­ments » 

La cinéaste explique qu’elle s’inspire encore aujourd’hui de la défi­ni­tion de la dérive des situa­tion­nistes, qui cor­res­pond à une « dis­po­ni­bi­li­té aux sol­li­ci­ta­tions du ter­rain ». « La dis­po­ni­bi­li­té, c’est en rap­port avec le corps, l’esprit et l’outil camé­ra, pré­cise Nour Ouay­da. Elle ne vient pas seule. Tu dois mettre des choses en place pour sou­te­nir cette dis­po­ni­bi­li­té. Et pour rece­voir les sol­li­ci­ta­tions, il suf­fit de regar­der, d’écouter et d’être dis­po­nible. Les choses sont là et se révèlent à nous. C’est un moment de spon­ta­néi­té magique, comme le dirait Hen­ri Michaux. » 

Nour Ouay­da | Image tirée du film The Secret Garden

Le « sur­gis­se­ment » est le « point de conver­gence entre la dis­po­ni­bi­li­té, les sol­li­ci­ta­tions et l’outil camé­ra ». « Ce mot-là, aujourd’hui, me parle plus que la dérive, ajoute Nour Ouay­da. Le sur­gis­se­ment, c’est ce qui fait que je fais des films. Dans One sea, 10 seas, j’ai explo­ré cette conver­gence-là, dans une démarche de prise de conscience et de for­mu­la­tion de ce pro­ces­sus. Main­te­nant, ce qui m’intéresse le plus, c’est com­ment l’association d’un mot à une image et à un son peut pro­vo­quer ce moment de magie. » 

Ce type d’association est au cœur du film The Secret Gar­den, le plus récent de la cinéaste, où deux femmes racontent, à l’aide de textes, l’apparition mys­té­rieuse — autre­ment dit, le sur­gis­se­ment — d’arbres et de plantes dans leur ville. Il a notam­ment été sélec­tion­né au pres­ti­gieux Fes­ti­val inter­na­tio­nal du film docu­men­taire de Copen­hague (CPH:DOX), à Ciné­ma du réel (Paris) et aux Ren­contres inter­na­tio­nales du docu­men­taire de Montréal. 

Pro­gram­ma­tion et écriture

Le tra­vail de pro­gram­ma­tion de Nour Ouay­da a éga­le­ment été pré­sen­té au sein de plu­sieurs ins­ti­tu­tions, dont le Metro­po­lis Cine­ma à Bey­routh, où elle a eu la charge du pro­jet Cine­ma­theque Bei­rut, et la Ciné­ma­thèque qué­bé­coise, où elle a contri­bué à la rétros­pec­tive des films de Kamal Alja­fa­ri, Ghas­san Sal­hab et Joce­lyne Saab.

« Dans mon rap­port à la pro­gram­ma­tion et à l’écriture, j’explore l’idée de la dérive, dit-elle. Hors Champ m’a per­mis de déve­lop­per une écri­ture sur et autour du ciné­ma qui tient compte de l’expérience qu’on en fait, notam­ment en salle. Ain­si, le fait qu’il fasse jour ou nuit à notre sor­tie de la salle, le fait que je me sois endor­mie ou pas durant la pro­jec­tion, ou même l’état d’une copie sont tous des élé­ments qui peuvent faire l’objet d’un texte. Et cette idée s’applique aus­si dans la pro­gram­ma­tion. Quand je pro­gramme, je prends en compte plu­sieurs aspects de l’expérience du film, et pas seule­ment le film lui-même. »

Après avoir pas­sé un peu plus de deux ans à Mont­réal, sa ville natale, pour sa maî­trise, Nour Ouay­da vit et tra­vaille depuis quelques années à Bey­routh. Ayant quit­té son poste au Metro­po­lis Cine­ma, elle se consacre aujourd’hui à l’écriture et à la pro­gram­ma­tion de façon indé­pen­dante, tout en pré­pa­rant ses pro­chains films.