Portrait : Ingrid Verduyckt intègre les arts à l’orthophonie

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Celle qui se des­ti­nait ini­tia­le­ment aux arts a fina­le­ment bifur­qué vers l’orthophonie. Aujourd’hui, elle sou­ligne l’importance de com­bi­ner les deux dis­ci­plines en joi­gnant le par­te­na­riat cinEXmedia.

Ingrid Ver­duyckt | Pho­to : cour­toi­sie de la chercheuse

Son inté­rêt pour les « bris » de com­mu­ni­ca­tion, Ingrid Ver­duyckt le doit à sa propre expé­rience. Toute jeune, auprès des adultes, elle se fai­sait déjà l’interprète de son grand frère, atteint du syn­drome de Down, qui affecte les facul­tés cog­ni­tives et le déve­lop­pe­ment du lan­gage. La cher­cheuse a aus­si gran­di entre le fran­çais, le fla­mand et le sué­dois, sa famille ayant quit­té sa Bel­gique natale pour s’établir en Scan­di­na­vie : « Je suis deve­nue cette per­sonne qui ne sait pas com­mu­ni­quer, qui parle bizar­re­ment. J’ai vécu les consé­quences sociales d’une com­mu­ni­ca­tion jugée atypique. »

Alors que la cher­cheuse se des­ti­nait plu­tôt aux arts visuels (et en par­ti­cu­lier à l’histoire du ciné­ma et à la scé­no­gra­phie), ses parents ont fait pres­sion sur elle pour qu’elle obtienne un « diplôme sérieux ». L’orthophonie, qu’elle découvre presque par hasard dans la bro­chure d’une uni­ver­si­té, s’impose alors comme une évi­dence. Le métier lui per­met d’acquérir des connais­sances pré­cieuses qui la mènent vers le Qué­bec, où elle observe tou­te­fois « des pra­tiques pro­fes­sion­nelles très anciennes, pas tou­jours adap­tées aux nou­veaux besoins de la société ».

Repen­ser la pathologisation

Ce constat, qui motive très vite sa recherche, est aus­si l’occasion de rendre sa pro­fes­sion com­pa­tible avec ses pre­mières ambi­tions artis­tiques. La cher­cheuse, qui s’intéresse au concept de beau­té en esthé­tique, démontre au cours d’un pre­mier tra­vail à la maî­trise « qu’il existe une cor­ré­la­tion par­faite entre une voix dite “patho­lo­gique” et une voix que l’on consi­dère “ines­thé­tique” ». « On attri­bue un tas de carac­té­ris­tiques néga­tives à une voix que l’on consi­dère moche : on va dire que la per­sonne est pauvre, pares­seuse, malade, explique-t-elle. Alors, quels sont les cri­tères médi­caux pour déter­mi­ner ce qui est nor­mal ou ce qui ne l’est pas ? Fina­le­ment, je ne m’intéresse pas au lan­gage en tant que tel, mais aux pro­ces­sus socié­taux qui déter­minent la “nor­ma­li­té”. »

La méde­cine, qui fait donc la dis­tinc­tion entre la nor­ma­li­té et la patho­lo­gie, « ne consi­dère qu’une par­tie de l’assemblage com­mu­ni­ca­tif », sou­ligne Ingrid Ver­duyckt. « La science ne s’occupe que de diag­nos­ti­quer les per­sonnes, plu­tôt que de se deman­der com­ment faci­li­ter glo­ba­le­ment la com­mu­ni­ca­tion dans un éco­sys­tème. » C’est pour­quoi la cher­cheuse s’intéresse à tous les aspects, notam­ment sociaux et cultu­rels, de l’étude de la com­mu­ni­ca­tion. Dans le cadre d’un pro­jet mené aux côtés de per­sonnes atteintes de la mala­die de Par­kin­son, par exemple, elle ne porte pas seule­ment son atten­tion sur les pro­blèmes d’élocution occa­sion­nés par la mala­die, mais elle envi­sage des stra­té­gies de com­mu­ni­ca­tion pour leurs proches aidant·es : des pos­tures d’écoute, des ques­tions plus pré­cises, des manières de deman­der aux per­sonnes malades de refor­mu­ler leurs requêtes, etc.

La cher­cheuse sou­ligne éga­le­ment l’importance de la tech­no­lo­gie : « On pour­rait por­ter des écou­teurs dotés d’une intel­li­gence arti­fi­cielle qui inter­prète et refor­mule ce que notre interlocuteur·rice essaie de nous dire. C’est ce dont je veux par­ler quand je parle de chan­ger nos pra­tiques. On peut élar­gir notre vision pour ne pas juste ten­ter de “re-nor­ma­li­ser” la per­sonne que l’on consi­dère malade. »

Vul­ga­ri­sa­tion et interdisciplinarité

Si sa col­la­bo­ra­tion au sein du par­te­na­riat cinEXmedia ne fait que débu­ter, Ingrid exprime déjà un « sou­la­ge­ment » à l’idée de voir se concré­ti­ser des ini­tia­tives inter­sec­to­rielles : « Ça m’aide à croire qu’il est pos­sible de chan­ger les choses. C’est excep­tion­nel d’avoir quelqu’un comme San­tia­go Hidal­go, [direc­teur exé­cu­tif du Labo­ra­toire Ciné­Mé­dias], avec une telle ouver­ture pour toutes sortes de projets. »

Au ciné­ma, Ingrid Ver­duyckt ques­tionne les notions de repré­sen­ta­tion et de visi­bi­li­sa­tion : « C’est assez rare, je crois, de mon­trer l’intériorité d’un per­son­nage atteint d’un trouble du lan­gage, de mon­trer ce que ça fait de ne pas réus­sir à com­mu­ni­quer. Et on pour­rait très bien faire l’inverse, c’est-à-dire mon­trer ce que c’est de vivre cor­rec­te­ment avec un tel trouble. Le ciné­ma per­met aus­si de mon­trer des figures ins­pi­rantes comme celles de Joe Biden, Albert Ein­stein ou toute autre vedette inter­na­tio­nale qui bégaie. Cela peut tou­te­fois s’avérer per­ni­cieux si le ciné­ma fait croire qu’il faut contre-balan­cer un trouble du lan­gage par un talent exceptionnel. »

En matière de repré­sen­ta­tion, elle estime que « les médias qui changent la donne, ce sont les réseaux sociaux ». Selon la cher­cheuse, le ciné­ma com­mer­cial, au contraire, n’a pas inté­rêt à repré­sen­ter la « diver­si­té com­mu­ni­ca­tion­nelle » de façon nuan­cée, mal­gré quelques excep­tions récentes, dont A Quiet Place (John Kra­sins­ki, 2018). « On ne peut pas ima­gi­ner que, demain, sans pré­ve­nir qui­conque, Mar­vel montre un Iron Man qui bégaie, dit-elle. Les médias sociaux, quant à eux, per­mettent d’accéder à cette diver­si­té. Des per­sonnes très éloi­gnées géo­gra­phi­que­ment, qui par­tagent la même condi­tion, peuvent se retrou­ver. Elles reprennent le pou­voir, se repré­sentent comme elles en ont envie. Les réseaux sociaux tirent le public vers le haut. »

Quand on lui demande com­ment elle compte pré­sen­ter ses recherches au grand public, la cher­cheuse répond « que cette ques­tion doit être réflé­chie très tôt dans le pro­jet. Ça prend de l’argent, des com­pé­tences, que les chercheur·ses n’ont pas néces­sai­re­ment. Il nous faut des médiateur·rices scientifiques. »

Voca­vie et art thérapie

Elle regrette aus­si les moda­li­tés de pra­tique qui cloi­sonnent les connais­sances. Il faut en effet par­fois attendre long­temps avant qu’un·e méde­cin spécialisé·e soit dis­po­nible pour poser un diag­nos­tic et venir en aide aux per­sonnes tou­chées par des troubles de com­mu­ni­ca­tion, alors que des chercheur·ses détiennent déjà des pistes de solu­tions. Avec l’organisme Voca­vie, qu’elle a co-fon­dé, Ingrid met en place « des séances de sti­mu­la­tion vocale pour les per­sonnes atteintes de Par­kin­son, sui­vies de moments de groupe qui aident à construire une com­mu­nau­té ». « La vul­ga­ri­sa­tion passe par ce lien de confiance, ce lien de bien­veillance entre les mondes aca­dé­mique, cli­nique et socié­tal, ajoute-t-elle. Peu importe la qua­li­té esthé­tique de nos publi­ca­tions sur Ins­ta­gram ou de nos bala­dos, à la fin, ce qui compte, c’est l’impact du lien avec le public. »

Plu­sieurs formes de thé­ra­pies alter­na­tives sont déployées dans les pro­jets de recherche aux­quels par­ti­cipe la cher­cheuse. C’est le cas notam­ment au sein de l’équipe de clinicien·nes du groupe Inté­gra­tion Musée Art-thé­ra­pie Jeunes (IMAJ), qui orga­nise des ate­liers d’art-thérapie au Musée des Beaux-Arts de Mont­réal pour per­mettre d’autres formes d’expression à des per­sonnes atteintes de troubles du lan­gage. « L’art-thérapie est uti­li­sée comme un pré­texte pour sti­mu­ler la parole, explique Ingrid Ver­duyckt. Quand nous regar­dons une œuvre que nous fai­sons,  nous pou­vons nous deman­der ce que nous y voyons, ce qu’elle évoque en nous. L’art est à la fois concret parce que nous l’avons devant nous, et abs­trait, car nous pou­vons y pro­je­ter plein de choses. »

La cher­cheuse estime ain­si avoir « bou­clé la boucle » : ses pre­mières amours pour les arts trouvent fina­le­ment leur écho dans la pra­tique médi­cale, au ser­vice des per­sonnes qu’elle espère aider.