Portrait : Chedly Boughedir explore le « glitch comics » ou le potentiel créatif de l’erreur

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Le doc­to­rant en études ciné­ma­to­gra­phiques à l’Université de Mont­réal s’intéresse à la notion de glitch en bande des­si­née, un domaine pra­ti­que­ment inex­plo­ré jusqu’ici.

Pho­to : Amé­lie Phi­li­bert (Uni­ver­si­té de Mont­réal) | L'artiste-chercheur Ched­ly Boughedir

Doc­to­rant en études ciné­ma­to­gra­phiques, option recherche-créa­tion, à l’Université de Mont­réal, Ched­ly Bou­ghe­dir est très impli­qué dans la vie uni­ver­si­taire. En plus de son tra­vail d’auxiliaire de recherche au Labo­ra­toire Ciné­Mé­dias, il a par­ti­ci­pé, ces der­niers mois, à l’expo­si­tion étu­diante Amal­game ain­si qu’au pro­jet Déli­bé­rUM. Bédéiste, il explore les usages de l’intelligence arti­fi­cielle (IA) en bande des­si­née et s’intéresse à la notion de glitch, soit une per­tur­ba­tion ou un bogue qui sur­git dans cer­tains pro­ces­sus numériques.

L’artiste-chercheur conjugue ain­si réflexion théo­rique et démarche expé­ri­men­tale dans ses recherches, les­quelles sont gui­dées par un inté­rêt mar­qué pour « l’erreur, l’accident et leurs poten­tia­li­tés créa­tives », résume-t-il, en entre­vue. « Ce qui m’a ame­né au glitch, c’est la bande des­si­née. Ou plu­tôt : le glitch m’a rame­né vers la bande des­si­née, qui m’est appa­rue comme l’élément prin­ci­pal à étu­dier au doctorat. »

Selon lui, ce phé­no­mène peut se mani­fes­ter par­tout. Il peut s’agir d’« erreurs d’impression, de numé­ri­sa­tion, d’erreurs géné­rées par une intel­li­gence arti­fi­cielle, ou même d’erreurs appa­rais­sant sur les écrans qui affichent les planches de BD ». En s’y inté­res­sant, il cherche à « redé­fi­nir la manière dont on conçoit, pense et lit la bande dessinée ».

Depuis jan­vier 2024, sous la codi­rec­tion d’André Gau­dreault (Uni­ver­si­té de Mont­réal) et de Phi­lippe Marion (Uni­ver­si­té catho­lique de Lou­vain), il tra­vaille à une théo­ri­sa­tion du glitch comics, un champ encore peu explo­ré. « Mon sujet est qua­si­ment inexis­tant dans la lit­té­ra­ture. Per­sonne n’a encore allié ces deux élé­ments – bande des­si­née et glitch – de cette manière », affirme le doctorant.

Ori­gi­naire de Tuni­sie, où il a com­plé­té une licence en desi­gn pro­duit (2016) et un mas­ter de recherche (2021) à l’Institut des beaux-arts de Tunis, il explique avoir choi­si de s’établir à Mont­réal « non seule­ment pour sa riche culture de la bande des­si­née, mais aus­si pour être enca­dré par le duo Phi­lippe Marion et André Gau­dreault, dont les com­pé­tences com­plé­men­taires sont idéales pour sou­te­nir et orien­ter [sa] recherche ». « L’Université de Mont­réal est aus­si recon­nue pour ses réflexions sur l’intermédialité, une base théo­rique essen­tielle pour nour­rir mes tra­vaux sur la bande des­si­née et le glitch. »

Ins­tal­la­tions vidéo

En 2023, Ched­ly Bou­ghe­dir a pré­sen­té une ins­tal­la­tion vidéo, Glit­chy Moon, à Tokyo, puis à Tunis et à Toron­to. Celle-ci pro­po­sait une boucle visuelle entre une bande des­si­née de 70 pages et une vidéo de 12 secondes, où chaque image de la vidéo cor­res­pon­dait à une page de l’œuvre lit­té­raire. « La BD devient la vidéo, la vidéo devient la BD, dit-il. Il n’y a pas de début ni de fin. »

Dans Noise, une autre ins­tal­la­tion mul­ti­mé­dia récente, pré­sen­tée en mars der­nier lors d’Amal­game, une expo­si­tion éphé­mère annuelle orga­ni­sée par l’Association des étudiant·es en his­toire de l’art de l’Université de Mont­réal, le doc­to­rant repre­nait ce prin­cipe en y ajou­tant une dimen­sion inter­ac­tive : des codes QR per­met­taient d’accéder à d’autres décli­nai­sons numé­riques des élé­ments expo­sés. « Ce jeu de pistes amène le public à s’impliquer dif­fé­rem­ment, à deve­nir une par­tie pre­nante de la lecture. »

Pho­to : cour­toi­sie de Ched­ly Bou­ghe­dir | Vue d'exposition de l'installation Noise (2025) de Ched­ly Boughedir

Cette volon­té de bous­cu­ler les conven­tions se tra­duit aus­si dans sa réflexion sur la bande des­si­née auto­bio­gra­phique, une piste qu’il appro­fon­dit dans le cadre de son doc­to­rat. « J’ai une dys­or­tho­gra­phie, et je trouve inté­res­sant que l’écriture manus­crite avec des fautes d’orthographe puisse deve­nir une forme de repré­sen­ta­tion. » Pour lui, l’erreur n’est pas à cor­ri­ger, mais à explo­rer : « Mon inté­rêt pour le glitch vient aus­si de là, de cette ten­sion entre ce que le sys­tème juge faux et ce que je consi­dère authentique. »

Sa tech­nique, hybride, est à l’image de sa démarche artis­tique. « Nor­ma­le­ment, je des­sine à la main sur papier, puis je scanne et je pour­suis sur ma tablette, mais j’aime aus­si frois­ser le papier, mani­pu­ler la matière… Ensuite, je fais entrer le glitch numérique. »

Repous­ser les frontières

Son enga­ge­ment uni­ver­si­taire passe éga­le­ment par le pro­jet Déli­bé­rUM, un outil de for­ma­tion sous forme de jeu vidéo des­ti­né à ini­tier les étudiant·es aux méca­nismes des assem­blées déli­bé­rantes, conçu sous la direc­tion du pro­fes­seur Domi­nic Arsenault.

Ched­ly Bou­ghe­dir s’illustre aus­si au sein du milieu cultu­rel mont­réa­lais. En 2024, il a réa­li­sé une rési­dence au centre d’artistes Dare-Dare, où il a explo­ré les pos­si­bi­li­tés du len­ti­cu­laire pour repré­sen­ter le mou­ve­ment dans les archives. « Cette tech­nique d’impression me per­met­tait de recréer du glitch, et de relier le papier aux sup­ports numériques. »

En repous­sant les fron­tières entre lec­ture et par­ti­ci­pa­tion, sup­port impri­mé et flux numé­rique, norme et dévia­tion, Ched­ly Bou­ghe­dir trace ain­si un che­min sin­gu­lier dans le champ des études en bande des­si­née. Sa recherche-créa­tion ouvre une voie ori­gi­nale et sen­sible pour repen­ser le des­sin nar­ra­tif à l’ère de l’intelligence artificielle.