Le centre de recherche mène un vaste projet, grâce au soutien de cinEXmedia, sur diverses questions politiques relatives à l’utilisation des archives au cinéma.
Olivier Du Ruisseau
Le Centre de recherches intermédiales sur les arts, les lettres et les techniques (CRIalt) a obtenu, avec le soutien du partenariat cinEXmedia, une subvention Connexion du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada qui lui permet de mener un vaste projet cette année. Intitulé Du politique dans l’usage des archives filmiques : enjeux contemporains de la production documentaire, il comprend deux volets. Le premier, qui s’est échelonné de l’automne 2023 à l’hiver 2024, était notamment consacré au cinéma de Sergei Loznitsa et de Harun Farocki. Le CRIalt organisera également, à l’automne 2024, une série d’événements avec une dizaine de partenaires institutionnels sur les pratiques de montage et de lecture d’images d’archives dans une perspective intermédiale et décoloniale.
Le projet est né sur l’initiative des chercheurs Rémy Besson et Philippe Despoix, qui ont d’abord voulu organiser des projections suivies d’entretiens au sujet de l’utilisation d’images d’archives dans le cinéma de Loznitsa et de Farocki. « On a commencé par une séance sur Sergei Loznitsa à l’automne dernier, explique Rémy Besson, professionnel de recherche et coordonnateur scientifique du partenariat international de recherche TECHNÈS. On a ensuite souhaité rendre hommage à Farocki, en réfléchissant à l’actualité de sa pratique et en la faisant dialoguer avec des approches contemporaines et actuelles. »
Marion Froger, la directrice du CRIalt, qui a soumis la demande de subvention, soutient quant à elle que « l’idée initiale de Rémy et Philippe renvoyait à d’autres cinéastes qui posent aussi des enjeux politiques quant à leur utilisation des archives. On approchait le 30e anniversaire du génocide du Rwanda, et je réfléchissais justement, de mon côté, à la manière d’aborder les archives d’un point de vue décolonial, entre autres par rapport à cet événement-là. Parce que les violences de l’histoire, ce ne sont pas seulement les guerres ou les génocides, mais également l’ensemble des violences liées à la colonisation. J’ai donc accepté de tenir une séance, en décembre dernier, en lien avec le génocide au Rwanda, sur lequel j’avais déjà travaillé, mais on a vite constaté que beaucoup plus d’activités pouvaient se déployer autour de ces questions-là. C’est pourquoi nous avons développé un second volet pour l’automne 2024. »
Serguei Loznitsa et Harun Farocki
Un premier événement, intitulé Représenter le génocide juif ? Réflexion à partir de Babi Yar. Contexte de Sergei Loznitsa et animé par Rémy Besson, a été organisé au Carrefour des arts et des sciences de l’Université de Montréal le 7 novembre 2023. Le 5 décembre suivant, Manon Froger a animé la séance Génocide rwandais : quelles archives ?, incluant des extraits de films de Luc de Heusch, François Woukoache et Samba Ndiaye. Puis, le 6 février et le 5 mars, Rémy Besson et Philippe Despoix ont organisé deux événements autour du cinéma de Harun Farocki. Ce premier volet du projet du CRIalt s’est ensuite conclu par un programme de cinq projections de films du cinéaste allemand, du 15 au 21 mars, à la Cinémathèque québécoise, ainsi que par deux journées d’étude lui rendant hommage, les 21 et 22 mars, au Carrefour des arts et des sciences.
« Farocki porte toujours une forme d’attention à la matérialité des documents qu’il mobilise, résume Rémy Besson. Ses films prouvent aussi qu’il conçoit le cinéma comme une démarche de création et un geste politique tout à la fois, où les archives ont une connotation politique. Il se met en scène, par exemple, en filmant ses mains, en faisant apparaître son travail de montage. »
Dans le cadre de ses travaux, le chercheur s’est penché sur le film En sursis, un court-métrage constitué d’images tournées par Rudolf Breslauer, un photographe déporté au camp de Westerbork, pendant la Seconde Guerre mondiale. « Dans ce film-là, Farocki choisit de travailler à partir d’une seule source d’archives, qu’il ne sonorise pas, qu’il ne colorise pas et qu’il ne ralentit pas, explique Rémy Besson. Il ne fait pas non plus de zoom et il essaie de garder le rythme de l’archive d’origine. Il explique aussi, dans le film, comment cette archive-là a été réalisée à l’époque et comment elle est arrivée jusqu’à nous. Il fait donc l’histoire de l’événement historique et de l’image elle-même. Ce type de démarche est très peu présent dans les pratiques contemporaines, notamment chez Loznitsa, qui fait des choix de scénarisation et de montage plus esthétiques, sans donner d’information sur la provenance des archives. C’est pourquoi on voulait adopter une démarche comparative. »
Une dizaine de partenaires
À l’automne 2024, une série d’événements seront organisés sous la direction de Marion Froger et Claudia Polledri en collaboration avec les chercheur·euses Karine Bertrand, James Cisneros et Zaira Zarza. Les dates et les lieux seront dévoilés ultérieurement. On sait toutefois déjà que ce deuxième volet comportera une série de quatre projections suivies d’entretiens, dont une qui sera organisée en collaboration avec le Wapikoni mobile, en présence d’un·e cinéaste autochtone. Un colloque international est également prévu les 25 et 26 octobre. Il s’intitulera « Autour de l’usage documentaire des archives filmiques : pour une approche intermédiale, décoloniale et comparée ».
« J’étais motivée à réaliser ce projet, parce qu’il rejoint les intérêts de plusieurs collègues avec lesquels j’aime travailler, affirme Marion Froger. Zaira Zarza, par exemple, s’intéresse aux films d’Amérique latine, tandis que les travaux de Claudia Polledri et d’André Habib portent plutôt sur le Moyen-Orient. On s’est aussi intéressés à ce qui se passe en Afrique. Et André Habib se passionne pour la dimension affective des images, ayant développé tout un projet de recherche sur la nostalgie et la mélancolie. De mon côté, j’ai plutôt travaillé sur la question intermédiale. Dans ce contexte, le fait de nous intéresser aux archives nous permet de sortir de nos niches. On étudie, de la façon la plus large possible, quels sont les effets de ces images-là et pourquoi elles constituent un véritable phénomène créatif aujourd’hui, dans toutes sortes de domaines. »
Une dizaine de partenaires institutionnels collaborent au projet du CRIalt. Il s’agit du Centre canadien d’études allemandes et européennes, du Goethe-Institut, de la Cinémathèque québécoise, de l’Office national du film du Canada, du Wapikoni mobile, de la revue numérique Hors champ, des Presses de l’Université de Montréal, de l’Amsterdam University Press, de l’Université Paris Cité, du microcinéma La lumière collective, du Groupe de recherche sur l’avènement et la formation des identités médiatiques (GRAFIM) et du partenariat cinEXmedia.
« Au Wapikoni, ils sont eux-mêmes en contact avec un autre organisme, qui s’appelle La boîte rouge, basé à Québec, souligne Marion Froger. Avec eux, ils pourront présenter une séance de carte blanche à l’automne, où on va discuter de ce qui se fait avec les archives dans le milieu du cinéma autochtone. À La lumière collective, ils ont aussi un modus operandi que j’aime beaucoup, parce qu’ils invitent des cinéastes de partout dans le monde chez eux. Ils vont également nous aider à sortir de l’université, à rencontrer un autre public. On avait envie de décentrer un peu les choses. Et nos nombreux partenaires sont particulièrement importants sur ce plan-là. »