Portrait : Alanna Thain défend le « droit au risque »

Read in English

Pour la cher­cheuse, membre du par­te­na­riat cinEXmedia, la recherche uni­ver­si­taire doit pou­voir s’exercer à l’extérieur du cam­pus, direc­te­ment auprès des per­sonnes qu’elle concerne.

Alan­na Thain | Pho­to : cour­toi­sie de la chercheuse

D’abord étu­diante en lit­té­ra­ture, Alan­na Thain découvre ensuite que l’étude du ciné­ma rejoint davan­tage ses inté­rêts de recherche. Le regard ana­ly­tique qu’elle devait adop­ter sur la créa­tion lit­té­raire por­tait pré­ju­dice, selon elle, à son plai­sir des lettres. Au ciné­ma, la cher­cheuse estime avoir pu se per­mettre le contraire : « Les études ciné­ma­to­gra­phiques, dans mon par­cours, ont tou­jours été reliées aux études cultu­relles et aux études de genre, c’est-à-dire qu’elles s’opposent à l’idée selon laquelle un·e spé­cia­liste peut adop­ter une dis­tance objec­tive avec son objet de recherche. On accepte l’idée que nous sommes concerné·es par l’objet. »

C’est son inté­rêt pour le ciné­ma dans une pers­pec­tive inter­dis­ci­pli­naire qui a ame­née la cher­cheuse à rejoindre cinEXmedia. Dans les tra­vaux qu’elle effec­tue au sein du par­te­na­riat, elle envi­sage « les médias comme une manière de vivre avec dif­fé­rents pro­blèmes de san­té, notam­ment des troubles du som­meil, sans recou­rir à la médi­ca­li­sa­tion ou à d’autres pro­ces­sus “patho­lo­gi­sants” ». Elle s’intéresse entre autres aux pra­tiques rou­ti­nières des per­sonnes qui uti­lisent les arts média­tiques comme objets de thé­ra­pie – en regar­dant un film ou en allu­mant la radio pour mieux s’endormir, par exemple. À cet égard, elle se réjouit que les arts ne soient pas « stig­ma­ti­sants » comme le milieu cli­nique et que l’on puisse en faire l’expérience à la mai­son, comme une forme d’autosoin.

L’importance du lâcher prise

Le som­meil est d’ailleurs au centre d’une ini­tia­tive de recherche-créa­tion qu’Alanna Thain a cha­peau­tée entre 2021 et 2023. Inti­tu­lé The Socia­bi­li­ty of Sleep, son pro­jet inter­ro­geait la fonc­tion sociale du som­meil : « Nous nous sommes inspiré·es du pro­jet Meet to Sleep (2008), de Jas­min Pathe­ja, une acti­viste fémi­nine indienne qui a pro­po­sé à des per­sonnes queer de se réunir pour dor­mir ensemble dans des lieux publics. Elle a vou­lu démon­trer que les participant·es pou­vaient prendre ce risque, mal­gré les menaces d’agressions sexuelles par exemple. De mon côté, j’ai tra­vaillé sur la nuit urbaine à Mont­réal, en me deman­dant com­ment les sans-abris, pri­vés d’espace à elles et à eux, pou­vaient dor­mir le jour ou la nuit, à l’abri des regards. En fait, on ne veut plus trai­ter le som­meil comme un pro­blème indi­vi­duel, mais comme un phé­no­mène col­lec­tif. Les médias audio­vi­suels nous donnent un cadre pour explo­rer cette forme de sociabilité. »

Alan­na Thain dit aus­si étu­dier les mou­ve­ments des corps, et notam­ment l’importance du lâcher prise : « On ne se rend pas compte de toutes les choses hors de contrôle que l’on fait avec notre corps. En danse, on séquence beau­coup les mou­ve­ments : 1-2-3-4… Quand on laisse tom­ber ce décou­page, on peut explo­rer d’autres expres­sions, d’autres mou­ve­ments. » Or perdre le contrôle, c’est se mon­trer vul­né­rable. La cher­cheuse défend ce « droit au risque » dans son approche du cinéma.

C’est entre autres pour cette rai­son qu’elle s’entoure de nombreux·euses chercheur·euses au sein du Col­lec­tive for Research on Epis­te­mo­lo­gies and Onto­lo­gies of Embo­died Risk (CORERISC), afin d’explorer les notions de dan­ger et de vul­né­ra­bi­li­té dans le ciné­ma d’horreur. « On ne veut pas consi­dé­rer le dan­ger sim­ple­ment comme quelque chose à évi­ter. Vivre une vie com­plète, c’est avoir le droit de prendre des risques. C’est pour cela que j’étudie le ciné­ma d’horreur, pour les pers­pec­tives qu’il offre là-des­sus et sur le monde en général. »

De la science à l’activisme

Les tra­vaux d’Alanna Thain s’inscrivent dans plu­sieurs domaines et réflé­chissent tou­jours leur sujet en fonc­tion de leur contexte poli­tique. Mais celle qui s’intéresse aux pra­tiques fémi­nistes dans les arts média­tiques, au rôle social du som­meil, au corps ain­si qu’au risque ne consi­dère tout de même pas son acti­vi­té de recherche comme un geste mili­tant. « Ce n’est pas le sujet que l’on traite qui fait ce que l’on est, dit-elle. On n’est pas fémi­niste parce que l’on tra­vaille sur le fémi­nisme. Il faut vou­loir trou­ver une place pour nos recherches ailleurs que dans les revues aca­dé­miques. Il faut conver­ser avec d’autres per­sonnes. J’enseigne des choses très contem­po­raines, alors j’invite mes étudiant·es à sor­tir du cam­pus et à ren­con­trer d’autres res­sources, d’autres acteur·rices pour élar­gir la conversation. »

La cher­cheuse regrette tou­te­fois que les orga­nismes sub­ven­tion­naires posent « plus en plus de contraintes au finan­ce­ment des pro­jets ». Elle explique donc vou­loir trou­ver un « juste milieu » : « Il y a une place pour l’expertise, et une autre pour le par­ti­cu­lier. La valeur d’une recherche ne dépend pas de son acces­si­bi­li­té au grand public. Mais, en même temps, on ne peut pas res­ter cloisonné·es dans une petite com­mu­nau­té d’expert·es. C’est aus­si ça, l’intérêt de rejoindre cinEXmedia : on va sol­li­ci­ter d’autres publics. Je vais sor­tir de mon cadre habi­tuel, et ça m’intéresse beaucoup. »