Cinématérialismes
Nouvelles approches matérialistes de l’audiovisuel
(cinéma, médias, arts numériques)
Colloque international
Université de Paris (20-21 octobre 2022)
Date limite pour soumettre une proposition : 9 mai 2022
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La notion philosophique de matérialisme recouvre des acceptions diverses, de l’atomisme grec au néo-matérialisme contemporain, en passant par le matérialisme athéiste des Lumières ou le matérialisme historique marxiste. Cette diversité est responsable d’un écart conceptuel certain entre une définition au premier degré – l’intérêt premier et déterminant pour la matière, qui peut parfois mener à une approche physicaliste et mécaniste des phénomènes, et s’oppose à l’idéalisme ontologique qui lui préfère les catégories de l’essence ou de la représentation – et son sens historique et politique, qui choisit de penser l’individu et le collectif à partir des rapports socio-historiques qui les constituent comme sujets politiques.
Au cinéma, la notion est partagée entre ces deux acceptions majeures. Dans un premier cas, elle renvoie aux matérialismes hérités du marxisme (historique ou dialectique). C’est ce qu’illustrent les deux grandes périodes que sont, au XXe siècle, les avant-gardes soviétiques et allemandes des années 1920, et les militantismes révolutionnaires des années 1960-70, qui ne s’intéressent pas seulement aux propriétés représentatives du cinéma, mais aussi à ses capacités matérielles d’émancipation et de transformation de la société. Deuxièmement, la notion renvoie, dès les premiers textes théoriques sur le cinéma, à une compréhension matérielle, technique, concrète des images et du son. Dans les années 1920 toujours, la légitimité nouvelle du médium se fonde ainsi sur les dispositifs du cinéma et les spécificités de la vision appareillée. Depuis, cette approche matériologique des images s’est renouvelée au contact des nombreuses évolutions des images vidéo dès les années 1970, puis numériques depuis les années 1990.
Dans l’histoire du matérialisme au cinéma et dans les médias audiovisuels, ce partage entre des approches politiques et matériologiques s’est parfois fait de manière conflictuelle. On pense par exemple au backlash infligé à partir des années 1980 par les pensées positivistes et cognitivistes aux « Grandes Théories » (influencées par le marxisme), révision critique qui ouvre l’ère de la Post-Theory (D. Bordwell et N. Carroll, 1995). C’est dans ce sillage que se développe une certaine tendance disciplinaire cherchant à s’abstraire de l’étude des conditions matérielles de production des œuvres audiovisuelles pour s'intéresser exclusivement à la matérialité esthétique de l’image et du son.
Or, aujourd’hui, le matérialisme politique et social semble concerné par la question matériologique, et réciproquement. Nous nous trouvons à un point de cristallisation de questionnements théoriques hétérogènes – « révolution » de l’image numérique et abandon du support photochimique, remise en question de la thèse de la « fin de l’histoire », nouvelles études du rôle des médias dans l’écosystème planétaire, etc. –, dans lesquels les matérialismes semblent fournir une issue aux impasses de l’ère post-théorique. Pour nombre de théoriciens et théoriciennes, l’enjeu n’est donc pas d’abandonner la description de la matière visuelle et sonore des images, mais bien de la réinscrire dans un travail critique qui prend en compte la dimension socio-politique des formes de production – techniques, économiques – des œuvres.
Cette transformation théorique et esthétique est visible dans des approches critiques qui envisagent les caractéristiques techniques de l’image, les propriétés de sa matière et de son support, comme des éléments de sa politisation – c’est le cas chez F. Albera, M. Tortajada ou B. Turquety, à la suite du déplacement des théories du dispositif vers l’archéologie du cinéma, ou bien dans l’étude des définitions de l’image par A. Somaini et F. Casetti. Ces approches font écho aux travaux d’artistes, de cinéastes, ou de commissaires d’exposition, à l’instar d’E. Alloa et P. Szendy (Le Supermarché des images, Jeu de Paume, 2019), qui proposent un discours sur l’image animée articulant théorie et pratique, intérêt pour le dispositif technique et exploration des potentialités artistiques des nouvelles images, et interrogent les tensions entre le caractère représentationnel et post-représentationnel de l’audiovisuel (développés par exemple récemment par les cinéastes H. Steyerl, É. Weber ou T. Anthony). Ce renouvellement méthodologique coïncide par ailleurs avec la rénovation critique contemporaine des méthodes d’analyse inspirées par les matérialismes marxistes et postmarxistes au cinéma (N. Brenez, D. Faroult, D. Fairfax), l'apport de réflexions issues du matérialisme culturel (M. Cervulle, N. Quemener, F. Vöros) et celles de la critique sociale au cinéma (F. Fischbach, M. Wayne, F. Granjon).
Ce colloque veut interroger les reconfigurations contemporaines de la notion de matérialisme dans le cadre des études des arts et cultures audiovisuelles. Est-il possible de désigner un socle commun de pratiques, de méthodes ou d’objets matérialistes dans cette discipline, ou bien faut-il accepter la pluralité des significations attachées à cette direction théorique ? Quel intérêt méthodologique et théorique peut-il y avoir à distinguer les termes de matériel, matérialité, matériologique, etc. ? Au-delà de ces questionnements terminologiques, nous entendons questionner les points d’articulation entre une réflexion portée sur la matérialité des œuvres audiovisuelles et l’analyse matérialiste de leur processus de production et de réception : dans quelle mesure les nouvelles images et les nouvelles orientations théoriques évoquées reconfigurent-elles l’approche matérialiste du cinéma ? Est-il pertinent de parler d’un renouvellement politique de la matérialité audiovisuelle ?
Nous encourageons tout autant les propositions d’analyses matérialistes d’œuvres cinématographiques, de corpus théoriques ou de questions socio-culturelles, que les réflexions méthodologiques ou historiques sur ce qu’est le geste de critique matérialiste au cinéma et dans les arts audiovisuels. Sans s’y limiter, les propositions pourront s’inscrire dans les axes suivants :
1. Cinéma et matériologisme :
Nous invitons ici à réfléchir aux nouvelles affinités entre le cinéma et les éléments naturels, selon les perspectives diverses allant de l’écocritique ou de l’éconologie chez J-M. Durafour à la géologie de S. Zielinski ou à l’entomologie des médias de J. Parikka ; selon les recherches menées sur l’image numérique et ses éléments artéfactuels (glitch chez J. Perconte, flou chez M. Beugnet, « image pauvre » chez H. Steyerl, autonomie et limites du deep learning chez G. Chatonsky), ou à la recherche « forensique » qui, après H. Farocki, investit la matérialité de l’image en tant que support du droit et de l’enquête (groupes de recherche Forensic Architecture ou Disclose).
Comment ces approches donnent-elles à penser les rapports qu’entretiennent le support filmique et la représentation elle-même avec une sensibilité matériologique ? Dans quelle mesure permettent-elles de construire un nouveau rapport politique à la matérialité de l’image audiovisuelle ?
2. Réceptions matérielles de l’audiovisuel :
Les études de réception se renouvellent en explorant la dimension matérielle de l’expérience spectatorielle. On pense d’une part aux développements actuels des neurosciences et des approches cognitivistes, pour lesquelles la perception et l’émotion peuvent s’étudier comme épiphénomènes de la matière, entrant parfois en dialogue fructueux avec d’autres approches de la réception. Dans quelle mesure le matérialisme des neurosciences renouvelle-t-il les approches phénoménologiques prenant en compte le corps du spectateur (J. Hanich) ? Comment le dialogue avec le cognitivisme invite-t-il à repenser l’esthétique à partir de la réception (E. Glon, V. Gallese et M. Guerra) ? Par ailleurs, ces approches questionnent l’économie attentionnelle et la marchandisation de l’expérience en système capitaliste (J. Crary, J. Beller, Y. Citton).
3. Histoire matérielle du cinéma, archéologie des médias et des dispositifs :
Après une période marquée par le formalisme, divers champs disciplinaires ont renouvelé la compréhension de ce qui constitue la matérialité du cinéma, de la production du film au processus spectatoriel. Sur le plan historiographique, comment le renouveau méthodologique issu de la New Cinema History (T. Gunning, T. Elsaesser, A. Gaudreault) remet-il en question les récits téléologiques au profit d’une approche non-linéaire, attentive aux potentialités oubliées, irréalisables, et même imaginaires, des cultures médiatiques du passé ?
L’archéologie des médias met au centre de ses interrogations un a priori technique (tel que celui postulé par le matérialisme médiatique de F. Kittler) et étend la question de la matérialité à un réseau de techniques et d’institutions plus vaste que la simple œuvre médiatique. Certains comme L. Manovich, V. Flusser ou Y. Citton posent la question d’une politique du support – photographique, cinématographique, numérique : peut-on ainsi considérer aujourd’hui que l’image, devenue l’agente de la transformation opérationnelle du visible, soit la matière première du monde contemporain (J. Parikka) ? Enfin, comment l’altérité naturelle, technique ou surnaturelle (historique, fantomatique, posthumaine…) élargit-elle le champ de ce qui peut être considéré comme matériel ?
4. Histoire et retour de la critique matérialiste :
Quels héritages issus de la rencontre entre cinéma et matérialismes marxistes et postmarxistes restent pertinents pour la pensée contemporaine du matérialisme au cinéma ? Que reste-t-il aujourd’hui de la volonté de « démystification », si importante dans des années 1960-1970 placées sous l’influence de L. Althusser ?
Au-delà de ces héritages, quatre voies semblent porter le renouveau contemporain d’une pensée politique du matérialisme au cinéma : les réactualisations des diverses théories matérialistes marxistes au cinéma, par la relecture des idées marxistes (A. Badiou, J. Beller, N. Brenez, D. Fairfax, D. Faroult, F. Fischbach J. Rancière, B. Stiegler, M. Wayne, S. Žižek, etc.) ; les travaux issus des cultural studies et du matérialisme culturel, qui questionnent l’articulation des rapports de classe, de race, et de genre dans les représentations audiovisuelles (G. Sellier, N. Burch, M. Cervulle, N. Quemener, etc.) ; les travaux qui tentent de repolitiser et re-« matérialiser » les théories de l’affect et de la phénoménologie au cinéma, en intégrant les théories du matérialisme culturel et/ou du matérialisme féministe (E. Brinkema, L. Berlant, B. Highmore, L. Marks, etc.) ; les approches « néo-matérialistes », qui associent la théorisation posthumaniste de la matière agentielle, l’élan théorique de la biopolitique et de la bioéthique, et les approches non-linéaires de l’économie politique (E. Barrett, K. Barad, J. Bennet, B. Bolt, R. Braidotti, D. Coole, I. De Bruin, M. DeLanda, J. Edwards, etc.).
Comité scientifique
- François Albera (Université de Lausanne, TECHNÈS) ;
- Martine Beugnet (Université de Paris, LARCA) ;
- Maxime Cervulle (Université Paris 8 – Vincennes-Saint-Denis ; CEMTI) ;
- Marie Frappat (Université de Paris, CERILAC) ;
- Kira Kitsopanidou (Université Sorbonne Nouvelle – Paris-3, IRCAV) ;
- Sébastien Layerle (Université Sorbonne Nouvelle – Paris-3, IRCAV) ;
- Aymeric Pantet (Université de Paris, CERILAC) ;
- Antonio Somaini (Université Sorbonne Nouvelle – Paris-3, LIRA).
Modalités de participation
Les propositions, en français ou en anglais, sont à envoyer au format .pdf. Elles ne devront pas dépasser 500 mots et comporter une courte bio-bibliographie (100 mots maximum).
La date limite d’envoi des propositions est fixée au lundi 9 mai 2022 (réponse en juin 2022) à l’adresse suivante : cinematerialismes2022@gmail.com
Comité d’organisation (Université de Paris, CERILAC / LARCA, Groupe de recherches doctorales GERMAINE)
Fanny Cardin ; Garance Fromont ; C.E. Harris ; Charlie Hewison ; Rémi Lauvin ; Anastasia Rostan ; Barnabé Sauvage.
GERMAINE est un groupe de recherches né en 2018, qui regroupe les jeunes chercheur.euses de l’Université de Paris dans le domaine du cinéma et des médias audiovisuels.