Le théoricien du cinéma et professeur à la Yale University était invité à l'Université de Montréal à l’occasion de la deuxième Grande conférence cinEXmedia.
Olivier Du Ruisseau
Le 7 novembre dernier, le Laboratoire CinéMédias accueillait Francesco Casetti, théoricien du cinéma et professeur à la Yale University, pour la deuxième Grande conférence cinEXmedia. Il succédait à Vittorio Gallese, invité au printemps 2023. Lors de son exposé, présenté au Carrefour des arts et des sciences de l’Université de Montréal, le chercheur, qui est aussi membre du partenariat cinEXmedia, a partagé des réflexions tirées de son livre Screening Fears : On Protective Media (Princeton University Press, 2023).
Dans cet ouvrage, Francesco Casetti propose une perspective historique inédite sur les écrans, qu’il décrit comme des « systèmes de protection ». « Les médias sont des prolongements de l’homme », écrivait Marshall McLuhan, dans son essai Pour comprendre les médias (1964). Or si Francesco Casetti admet que les écrans en tous genres nous permettent généralement « d’appréhender des réalités extérieures », ils occupent également « une fonction de protection » qui « finit par nous isoler de plus en plus », dit-il.
Cette thèse « s’est imposée durant la pandémie de COVID-19 », explique-t-il. Ces dernières années ayant été marquées par « le déplacement de nos interactions sociales sur les plateformes numériques », Franceso Casetti a constaté que « les écrans nous protègent plus que jamais contre les menaces et les stimuli extérieurs ».
Regard historique
Bien que la fonction « protectrice » des écrans ait pu sembler évidente en contexte de pandémie, le chercheur affirme – et c’est pourquoi ses travaux rendent compte d’une perspective inédite – que celle-ci agit en fait depuis très longtemps. Pour le démontrer, il a divisé son argumentation en quatre temporalités : l’avènement de la fantasmagorie, l’âge d’or des salles de cinéma (majestic theatres), l’arrivée d’Internet et des écrans d’ordinateurs ou de téléphones cellulaires, puis le développement de la réalité virtuelle. Son propos s’appuie à la fois sur des textes théoriques et des documents historiques, lesquels attestent du rôle des écrans en tant que systèmes de protection à chacune de ces époques.
« La fantasmagorie représente un premier glissement où l’écran a agi à la fois comme système de projection et comme filtre », dit-il. D’un côté, l’écran de fantasmagorie permet de projeter des figures humaines ou surnaturelles, et, par conséquent, de représenter des histoires. De l’autre, il filtre les dispositifs techniques nécessaires à la projection et crée une distance entre le public et les objets projetés.
Plus tard, ce sont les salles de cinéma qui occupent cette double fonction de projection et de protection. Pendant la Grande Dépression, les villes américaines deviennent de plus en plus insalubres, mais les salles de cinéma, qui demeurent populaires, sont perçues comme des lieux hygiéniques, voire aseptisés. Le professeur Casetti mentionne notamment des manuels d’instructions qui indiquaient aux employé·es des salles américaines de maintenir ces établissements très propres. « Dans les années 1930, le bureau de Santé publique de Chicago recommande même au public, et en particulier aux enfants des familles moins nanties, d’aller au cinéma une fois par semaine, parce que l’air y est plus pur qu’en ville », poursuit le chercheur. Siegfried Kracauer écrit quant à lui que les cinémas deviennent des « refuges pour les sans-abris » partout aux États-Unis.
« Bulles électroniques »
C’est alors que se cristallise une conception de la salle de cinéma comme une échappatoire (tant à l’insalubrité extérieure qu’au climat social morose) et de l’écran comme un dispositif qui, tout en nous immergeant dans un univers fictif, nous protège des menaces qu’il représente. Cette idée est éloquemment décrite par l’écrivain Joseph Roth dans ses journaux berlinois (1920), que cite Casetti :
Neige, glace et ciel. Murs, châteaux, villes, mondes de neige. Des traîneaux, des chiens et quelques personnes. Des pingouins, une tente, une baleine. Et nous sommes assis dans un théâtre moderne. Toutes les prétendues bénédictions de la civilisation sont là : des filles propres et décentes en tablier blanc avec des livrets de programmes ; lumière électrique ; chauffage central et un écran de cinéma. Protégés de tous côtés contre tous les maux de la nature, nous contemplons un monde des plus impossibles dans lequel le destin le plus impossible des adversaires les plus impossibles se joue.
Cette description du cinéma est toujours d’actualité aujourd’hui. À la fin de sa conférence, le professeur s’est intéressé à Internet, à nos écrans portables personnels ainsi qu’à la réalité virtuelle. « Les plateformes comme Zoom représentent un paradoxe étrange, soutient Francesco Casetti. Elles réduisent notre espace péripersonnel (l’espace qui nous sépare de l’écran, de l’objet avec lequel nous interagissons) tout en étendant notre espace social. »
Ainsi, sur le strict plan de nos interactions avec les écrans, le professeur Casetti estime que nous formons plus que jamais des « bulles électroniques ». Selon lui, ce fonctionnement progresse de concert avec « l’individualisation grandissante de nos sociétés » et les « chambres d’échos » occasionnées par les réseaux sociaux.
Ces dynamiques inhérentes à notre utilisation contemporaine des médias cacheraient selon Francesco Casetti une dernière fonction de protection propre aux écrans : ils agiraient comme des vaccins. De fait, alors que les médias nous présentent « des images de plus en plus violentes », les écrans nous préparent à tout le moins, dit-il, « à affronter la dureté du monde réel ». Cette hypothèse, qui est aussi évoquée en conclusion de son ouvrage, a fait l’objet de débats animés lors de la période de question qui a suivie la conférence.