« L’usine à rêves » : au croisement des univers oniriques de Philippe Lambert et Félix Dufour-Laperrière

Lors de ce panel orga­ni­sé dans le cadre du col­loque « S’endormir en images », pré­sen­té par le par­te­na­riat cinEXmedia au 92e Congrès de l’Acfas, les deux artistes ont abor­dé le rôle des rêves dans leurs pro­ces­sus créatifs.

Pho­to : cré­dit La dis­tri­bu­trice de films | Panel sur les rêves - Archipel

À tra­vers ses dif­fé­rents pro­jets de recherche et de créa­tion, cinEXmedia révèle des liens inédits entre le ciné­ma, le som­meil et l’onirisme. Qu’il s’agisse de la recherche d’Antonio Zadra et de San­tia­go Hidal­go sur l’influence du lan­gage ciné­ma­to­gra­phique sur notre rap­port aux rêves, ou de celle de Michelle Carr, qui explore l’incidence du ciné­ma sur le conte­nu des rêves, ces tra­vaux mobi­lisent l’expertise conjointe de chercheur·ses en sciences de la san­té et en études des arts.

Ces ques­tion­ne­ments ont trou­vé leur écho lors du col­loque « S’endormir en images : l’impact des conte­nus audio­vi­suels sur le som­meil et les rêves », qui était orga­ni­sé par le par­te­na­riat cinEXmedia dans le cadre du 92e Congrès de l’Acfas et qui s’est tenu le 9 mai 2025 à l’École de tech­no­lo­gie supé­rieure de Mont­réal. Lors d’un panel inti­tu­lé « L’usine à rêves : concep­tua­li­sa­tion et créa­tion artis­tique », Tho­mas Car­rier-Lafleur, direc­teur adjoint du Labo­ra­toire Ciné­Mé­dias et coor­don­na­teur scien­ti­fique de cinEXmedia, a plus appro­fon­dis ces hypo­thèses en don­nant direc­te­ment la parole à des artistes, pour explo­rer les manières dont le rêve ins­pire et façonne leurs créations.

Le voca­liste expé­ri­men­tal et com­po­si­teur Phi­lippe Lam­bert ain­si que le cinéaste d’animation Félix Dufour-Laper­rière y ont tour à tour pré­sen­té leurs démarches, qui pro­posent des repré­sen­ta­tions inno­vantes du rêve. Leurs riches témoi­gnages, pré­sen­tés devant un public d’étudiant·es et de chercheur·ses, ont révé­lé la com­plé­men­ta­ri­té de leurs approches.

Rêves en réa­li­té virtuelle

Phi­lippe Lam­bert a été invi­té à pré­sen­ter Rêve (2018), une expé­rience en réa­li­té vir­tuelle pro­duite par l’Office natio­nal du film (ONF). D’abord dévoi­lée au fes­ti­val d’arts numé­riques Mutek, puis adap­tée dans une ver­sion acces­sible en ligne, l’œuvre se veut, selon la for­mule de l’artiste, une « trans­po­si­tion de l’expérience du rêve en sons et en images ». Dans sa forme ins­tal­la­tive, sa scé­no­gra­phie était d’ailleurs pen­sée pour offrir un cadre confor­table et favo­ri­ser l’immersion du public.

« Un rêve, c’est comme un film : il y a des échelles de plans, des scènes, des éclai­rages, des sons, mais il n’y a pas d’odeurs ni de véri­table repré­sen­ta­tion du réel », a-t-il dit, au début de sa pré­sen­ta­tion. Le musi­cien, qui a com­po­sé la trame sonore du pro­jet, a ensuite expli­qué en détail le pro­ces­sus de pro­duc­tion, qui a impli­qué plu­sieurs per­sonnes de 2016 à 2018.

Tout a com­men­cé avec un concert dit draw-in, à Amster­dam, où Phi­lippe Lam­bert et son équipe ont deman­dé à l’auditoire de créer des des­sins ins­pi­rés de leurs rêves, pen­dant qu’ils écou­taient sa musique : « Je vou­lais mettre le public dans le rôle de l’artiste, pour faire de l’œuvre une expé­rience col­lec­tive ». Des images ont ensuite été com­po­sées à l’aide d’un syn­thé­ti­seur audio­vi­suel codé sur mesure par Édouard Lanc­tôt-Benoit. Caro­line Robert et Vincent Lam­bert ont éga­le­ment créé d’autres pay­sages oni­riques, com­po­sés de diverses formes mou­vantes, abs­traites et colo­rées, inci­tant à la contemplation.

« Dans le pro­jet, on navigue à tra­vers des mémoires de rêves, c’est-à-dire des repré­sen­ta­tions créées par les artistes du pro­jet, ins­pi­rées de leurs propres rêves, et des inter­pré­ta­tions des des­sins du public, a pour­sui­vi le musi­cien. Ça m’a fait réflé­chir à des ques­tions plus larges de trans­mis­sion, car on vit dans un monde qui est en fait le résul­tat des rêves de nos ancêtres. C’est ça, fina­le­ment, la créa­tion : pas­ser du rêve à la réalité. »

Pho­to : cré­dit ONF | Panel sur les rêves - Phi­lippe Lam­bert (à droite)

Pro­jec­tions fantasmatiques

Félix Dufour-Laper­rière a quant à lui pré­sen­té ses longs métrages d’animation Ville Neuve (2018) et Archi­pel (2021). Son plus récent film, La mort n’existe pas (2025), aus­si en ani­ma­tion, a été dévoi­lé en pre­mière mon­diale à la Quin­zaine des cinéastes lors du der­nier Fes­ti­val de Cannes, mais il ne sor­ti­ra en salle qu’à l’automne.

Le réa­li­sa­teur a expli­qué avoir tra­vaillé le rêve de dif­fé­rentes manières dans les deux œuvres. « Dans Ville Neuve, on suit un couple entre la Gas­pé­sie et Mont­réal, dans les mois pré­cé­dant le réfé­ren­dum de 1995. On y raconte lit­té­ra­le­ment les rêves des per­son­nages. Le rêve devient un moteur nar­ra­tif, un lien de tran­si­tion. Dans Archi­pel, qui est conçu comme un faux docu­men­taire sur des îles du fleuve Saint-Laurent, le rêve est davan­tage un pré­texte pour évo­quer une vision com­mune du ter­ri­toire : on pro­jette des fan­tasmes sur les dif­fé­rentes îles. »

Le ciné­ma d’animation, plus que les prises de vues réelles, per­met selon Félix Dufour-Laper­rière un « rap­port d’immédiateté avec le monde du rêve », dans la mesure où il « repose direc­te­ment sur l’illusion ». « Archi­pel, par exemple, rejoint l’économie non linéaire du rêve : au sein même du pro­ces­sus créa­tif en ate­lier, les choses ont été mises en jux­ta­po­si­tion et retra­vaillées, pour­suit-il. Le ciné­ma d’animation est très puis­sant à cet égard. Dès le départ, le contrat avec le spectateur[·rice] est franc : c’est l’artifice. Per­sonne ne croit que les choses que l’on voit à l’écran existent dans le réel, mais on nous amène quand même dans une forme de vérité. »

La dis­cus­sion a ensuite por­té sur ses tech­niques d’animation, sa col­la­bo­ra­tion avec son équipe de pro­duc­tion et son rap­port à la musique. Bien que la démarche du réa­li­sa­teur, plus figu­ra­tive, dif­fère de celle de Phi­lippe Lam­bert, les deux artistes ont insis­té sur l’importance de repré­sen­ter l’onirisme au-delà des cli­chés, qu’il s’agisse de sus­ci­ter une expé­rience cor­po­relle et médi­ta­tive en réa­li­té vir­tuelle ou d’évoquer des pro­jets poli­tiques en animation.

Le 13 novembre 2025, l’Obser­va­toire du ciné­ma au Qué­bec pré­sen­te­ra une pro­jec­tion d’Archi­pel, sui­vie d’une dis­cus­sion avec Félix Dufour-Laper­rière ani­mée par Tho­mas Car­rier-Lafleur, au Car­re­four des arts et des sciences de l’Université de Montréal.