L’organisme, basé à l’Université de Parme et dirigé par Vittorio Gallese, mène divers projets intersectoriels combinant arts et neurosciences, comme cinEXmedia.
Olivier Du Ruisseau
Le chercheur italien Vittorio Gallese est un collaborateur de longue date de cinEXmedia. Non seulement a-t-il inauguré, l’an dernier, les Grandes conférences de la Chaire de recherche du Canada en études cinématographiques et médiatiques, mais son laboratoire Neuroscience & Humanities, basé à l’Université de Parme,mène aussi plusieurs projets intersectoriels avec le partenariat. Il songe même à élaborer un nouveau programme international de maîtrise, combinant arts et neurosciences, avec l’Université de Montréal.
Sa collaboration avec cinEXmedia est née à la suite de la publication de son livre The Empathic Screen : Cinema and Neuroscience (2019). Dans cet ouvrage, cosigné avec l’historien du cinéma Michele Guerra, Vittorio Gallese tente d’expliquer l’expérience cinématographique, du point de vue des spectateurs·rices, à travers le prisme des neurosciences. Il propose notamment un nouveau modèle de perception — la « simulation incarnée » — afin de démontrer le rôle joué par les circuits cérébraux sensorimoteurs liés à l’affect dans la cognition et l’expérience cinématographique.
André Gaudreault, fondateur de cinEXmedia, et Santiago Hidalgo, directeur exécutif du partenariat, ont été particulièrement interpellés par l’ouvrage, étant donné qu’ils mènent eux-mêmes des travaux intersectoriels en cinéma et en neurosciences. Leurs projets récents avec le Centre de recherche de l’Institut universitaire de gériatrie de Montréal (CRIUGM) en est un bon exemple.
Les deux chercheurs ont donc contacté Vittorio Gallese en 2020, pour lui demander s’il voulait devenir membre de cinEXmedia, dans la foulée d’une demande de subvention au Conseil de recherches en sciences humaines du Canada. Depuis, il a présenté deux conférences à l’Université de Montréal au printemps 2023, et André Gaudreault a été reçu comme chercheur invité à l’Université de Parme l’automne dernier.
Entretien – Pour une expérience du cinéma « par le corps »
Afin d’en savoir plus sur les travaux que le neuroscientifique italien mène à son laboratoire, et pour mieux comprendre comment l’expérience cinématographique peut être étudiée empiriquement, nous l’avons joint par visioconférence. Voici, ci-dessous, un condensé de notre entretien, qui s’est déroulé en anglais.
Comment avez-vous commencé à travailler à l’intersection du cinéma et des neurosciences ?
À la base, je suis chercheur et professeur en neurosciences. Ce n’est donc qu’en travaillant avec Michele Guerra pour écrire The Empathic Screen que j’ai commencé à m’intéresser à la manière dont on pouvait faire l’expérience du cinéma d’un point de vue neuroscientifique, notamment parce que trop peu d’études avaient été faites sur le sujet auparavant.
C’est aussi pourquoi nous avons mis sur pied le Neurosciences & Humanities Lab. Nous concevons cet organisme comme une plateforme pour établir des liens entre les neurosciences et différents domaines des sciences humaines. On y organise principalement des webinaires, des séminaires et des conférences où des invité·es de tous horizons peuvent apprendre les un·es des autres. Nos invité·es couvrent des sujets très variés, allant de l’impact de l’intelligence artificielle sur la création artistique au fonctionnement de l’empathie en esthétique. Nous avons reçu Siri Hustvedt et Jessica Grahn, par exemple, ainsi que Michele Guerra, bien sûr.
Comment se fait-il qu’encore aujourd’hui aussi peu de chercheur·euses en études cinématographiques intègrent la science appliquée à leurs travaux ?
C’est surtout parce qu’historiquement, on n’a pas assez considéré l’expérience cinématographique comme étant corporelle et sensorielle. Pendant des décennies, le paradigme dominant était le cognitivisme classique, selon lequel le corps agit essentiellement comme un appareil qui transporte le cerveau. De plus, très peu de chercheur·euses osent explorer des domaines qu’elles ou ils ne connaissent pas. Ça m’a quand même pris quelques années pour me familiariser avec la théorie et l’histoire du cinéma avant de pouvoir écrire là-dessus.
D’ailleurs, dans les premiers temps du cinéma, beaucoup d’auteur·es se sont penché·es sur la réception du cinéma par le corps, sur les raisons pour lesquelles le public réagissait fortement aux films. Mais la plupart des théories qui ont suivi, au XXe siècle, ne se sont pas vraiment intéressées au corps – de l’analyse à la psychanalyse, en passant par David Bordwell, par exemple. Heureusement, une nouvelle génération, dont je fais partie, commence à remédier à la situation. De plus en plus de chercheur·euses emploient même la notion de simulation incarnée, sur laquelle j’ai beaucoup écrit ces dernières années.
Comment vous assurez-vous de récolter des données fiables lorsque vous faites des observations empiriques sur l’expérience cinématographique ? Cela doit s’avérer quasi impossible d’étudier tous les facteurs qui influencent les réponses du cerveau aux contenus audiovisuels.
En effet, il faut isoler et mesurer un seul facteur à la fois. C’est aussi très difficile de reconstruire une expérience cinématographique typique – en salle de cinéma – dans un laboratoire. Si vous venez dans mon laboratoire, vous allez porter un casque qui sera branché à un ordinateur et vous serez entouré d’équipement.
Je pense quand même que nos expériences nous apportent des résultats concrets et conséquents. Nous avons pu noter, par exemple, différentes réactions au niveau du cerveau des participant·es, en fonction des mouvements de caméra dans des extraits qu’on leur présentait. Dans une autre expérience, nous avons pu constater de plus vives réactions lorsque les participant·es voyaient des films où la règle des 180 degrés, un des principes de montage hollywoodien classique, n’était pas respectée. Nous avons également pu comparer l’impact des types d’installations sonores – monophonique, stéréophonique ou multicanal – sur l’éveil émotionnel des spectateur·rices. On procède donc un facteur à la fois, mais on obtient quand même de bons résultats.
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Maîtrise internationale
À la fin de l’entretien, Vittorio Gallese nous explique qu’il essaie aussi de mettre sur pied un programme international de maîtrise combinant arts, neurosciences et sciences humaines. « Il y avait beaucoup d’intérêt de la part d’André Gaudreault pour y travailler avec l’Université de Montréal, dit-il, mais de mon côté de l’Atlantique, c’est très compliqué de convaincre le milieu universitaire de se lancer dans ce genre de projet. »
« Il reste énormément de travail à faire pour encourager les universités à mener des projets de recherche et à proposer des cours suivant des approches intersectorielles, conclut le professeur. C’était donc très stimulant pour moi d’apprendre qu’un laboratoire comme CinéMédias s’y intéressait et qu’on pouvait travailler ensemble. »