You are currently viewing Une table ronde du Groupe de recherche sur l’avènement et la formation des identités médiatiques (GRAFIM)

Une table ronde du Groupe de recherche sur l’avènement et la formation des identités médiatiques (GRAFIM)

Lire en anglais

La réalité postpandémique sera médiale : Sur quelques révélations au temps du confinement

Le 14 mars 2020, le maga­zine fran­çais Le Point annonce en pri­meur l’annulation de la 73e édi­tion du Fes­ti­val de Cannes. En rai­son de la pan­dé­mie mon­diale de la COVID-19, le comi­té d’administration opte pour la pru­dence en se confor­mant aux nou­velles res­tric­tions sani­taires. Une déci­sion majeure, qui pré­sage une suite des choses tumul­tueuse pour l’ensemble de l’industrie ciné­ma­to­gra­phique. Le len­de­main, le Pre­mier Ministre du Qué­bec Fran­çois Legault ordonne la fer­me­ture des salles de pro­jec­tion à la gran­deur de la Belle Pro­vince. Pour reprendre les termes du chef d’État, le ciné­ma – ou plus pré­ci­sé­ment, le ciné­ma à titre d’expérience publique – est alors « mis en pause ». 

            L’ampleur de cette crise mon­diale va obli­ger dif­fé­rentes sphères de notre socié­té à s’adapter à une situa­tion inédite. Du côté du ciné­ma, les consé­quences de la pan­dé­mie se mesurent sur le plan de la pro­duc­tion, de la dif­fu­sion et des tech­no­lo­gies. Les com­mu­nau­tés ciné­philes sont éga­le­ment ame­nées à rééva­luer leur rap­port à l’image fil­mique. Sans sur­prise, les pla­te­formes de strea­ming comme Net­flix et Dis­ney+ gagnent en popu­la­ri­té, au point d’accueillir des block­bus­ters dont la sor­tie était ini­tia­le­ment pré­vue en salles. Un nombre gran­dis­sant de spec­ta­trices et de spec­ta­teurs se tournent vers des logi­ciels de vidéo­con­fé­rence comme Zoom afin de renouer avec la dyna­mique d’un vision­ne­ment de groupe. Après avoir été mis en pause, les tour­nages des grands stu­dios reprennent en se pliant à un pro­to­cole strict. Des artistes font éga­le­ment acte de débrouillar­dise, en inté­grant l’actualité du moment dans leur pro­ces­sus créa­tif pour signer des œuvres que l’on a tôt fait de nom­mer « covidiennes ». 

            Si ces démarches attestent de l’indéniable per­sis­tance du ciné­ma, elles sont pré­sen­tées comme tem­po­raires. Com­mu­né­ment appe­lée « le monde d’après », l’étape sui­vante n’en demeure tou­te­fois pas moins floue. Face à un ave­nir incer­tain, le temps est à la réflexion, pour ne pas dire à la spé­cu­la­tion. D’où l’initiative d’interroger les membres du Groupe de recherche sur l’avènement et la for­ma­tion des iden­ti­tés média­tiques (GRAFIM) sur divers enjeux en lien avec la pan­dé­mie. Une occa­sion toute dési­gnée pour abor­der leurs objets de recherche res­pec­tifs ain­si que la dimen­sion péda­go­gique de leur ensei­gne­ment du ciné­ma[1].

Simon Laper­rière et Alice Michaud Lapointe

Par­ti­ci­pa­tion GRAFIMOrga­ni­sa­tion et édition
André Habib (UdeM ; membre régu­lier)
André Gau­dreault (UdeM ; membre régu­lier)
Mar­ta Boni (UdeM ; membre régu­lier)
Phi­lippe Marion (U. catho­lique de Lou­vain ; col­la­bo­ra­teur)
Richard Bégin (UdeM ; membre régulier)
Alice Michaud-Lapointe (UdeM ; auxi­liaire de recherche)
Simon Laper­rière (UdeM ; auxi­liaire de recherche)
Tho­mas-Car­rier Lafleur (UdeM ; coor­don­na­teur)
Nyas­sa Munyonge (UdeM ; trans­crip­tion)
Anne Lévesque (UdeM ; mise en page)

André Habib : J’aimerais lan­cer le bal en sou­li­gnant la diver­si­fi­ca­tion de l’offre écra­nique et média­tique de laquelle nous béné­fi­cions actuel­le­ment en rai­son de la COVID-19. Les fes­ti­vals, tout comme les ciné­ma­thèques, ont accé­lé­ré un pro­ces­sus qui était sans doute déjà en marche. Je ne crois pas qu’un fes­ti­val qui offre des for­faits « en ligne » voit sa vente de billets bais­ser radi­ca­le­ment. Les salles d’art et essai qui pro­po­se­raient les deux moda­li­tés (vision­ne­ment en ligne et en salles) pour­raient trou­ver leur compte. On pour­rait se retrou­ver fina­le­ment dans une situa­tion idéale, celle de cap­ter des films dans des fes­ti­vals étran­gers que l’on se ronge les doigts de ne pou­voir fré­quen­ter, tout en inves­tis­sant mas­si­ve­ment les fes­ti­vals, les salles locales et les salles de quar­tier. Avoir tout le ciné­ma à por­tée de main, sur un petit écran, n’empêche pas que le ciné­ma puisse être consi­dé­ré comme un « spec­tacle vivant », et réel­le­ment vivant en salles (de même que la musique enre­gis­trée n’a pas ren­du obso­lète le concert). Nous avons orga­ni­sé par exemple cet été deux pro­jec­tions exté­rieures de films expé­ri­men­taux et docu­men­taires[2].


Pro­logue (Has­san Julien Che­hou­ri, Liban, 2019)

Cha­cun de ces évé­ne­ments a atti­ré près de 250 per­sonnes, qui n’avaient, pour l’essentiel, aucune idée de ce qu’ils venaient voir. Le fait de savoir que des films allaient être pro­je­tés à l’extérieur a suf­fi. On peut aus­si par­ler du regain d’intérêt (même s’il s’agit d’un épi­phé­no­mène dont on peut dou­ter qu’il puisse durer) pour les drive-in. Et pour­quoi pas ? Encore une fois, le ciné­ma a une assez longue his­toire, et a été suf­fi­sam­ment de choses, pour ne pas se réduire sou­dai­ne­ment à une seule (un vision­ne­ment en mode strea­ming).

Phi­lippe Marion : Il me semble en effet qu’on peut poser la ques­tion de ce qui a été révé­lé par le confi­ne­ment, soit l’idée que le ciné­ma, dont on a per­du la trace en salles, est per­çu mal­gré tout comme un art vivant. Un art vivant, c’est-à-dire qu’il y a une séance avec un public de gens ano­nymes qui sont ensemble, qui réagissent aux mêmes stra­té­gies fil­miques, ce qui est d’ailleurs l’un des cri­tères anciens d’une cer­taine forme de ciné­phi­lie. Tout à coup, on s’est aper­çu que le ciné­ma était aus­si un art vivant, donc, on a reven­di­qué – en tout cas chez nous, en Bel­gique – la réou­ver­ture des salles. Il y a eu des dis­cours du type : « Les salles, c’est impor­tant parce que ça atteste et ça cré­di­bi­lise le ciné­ma comme art de spec­tacle, art vivant, avec les bon­bons, le pop­corn, etc. » Or, paral­lè­le­ment à ça, ici, il y a eu des pro­fes­sion­nels du spec­tacle qui se sont dit : « D’accord, on est soli­daires avec le ciné­ma, mais le ciné­ma, ce n’est pas comme le théâtre. On est sûrs, pour le théâtre, pour les concerts, que les gens vont reve­nir parce que c’est trop inhé­rent à l’âme même de ces arts ».


La face cachée de la Lune (Robert Lepage, Qué­bec, 2021)

Un théâtre sans spec­tacle, c’est dif­fi­cile ; lire une pièce de théâtre, cela devient une autre expé­rience. Par consé­quent, le milieu pro­fes­sion­nel est per­sua­dé que les spec­tacles devant public sont voués à reve­nir. Rien n’est moins sûr pour la salle de pro­jec­tion, ses spec­ta­teurs ayant déve­lop­pé de nou­velles habi­tudes de vision­ne­ment qui s’en dis­so­cient. Il y a ain­si un fac­teur d’incertitude impor­tant face aux retrou­vailles annon­cées des salles.
André Habib : Comme tu le dis Phi­lippe, est-ce que les retrou­vailles annon­cées avec la salle vont avoir lieu ou non ? Ce que l’on sait his­to­ri­que­ment, c’est que le disque n’a pas tué le concert. La mort du ciné­ma est sans cesse dans une logique d’atermoiement illi­mi­tée. On est tou­jours « sur le bord de ». Ce qui m’apparaît inté­res­sant dans ce que tu dis, c’est l’idée qu’on ait redé­cou­vert, voire décou­vert, que le ciné­ma puisse être conçu comme un art vivant. Ça me semble extrê­me­ment inté­res­sant. J’ai eu des expé­riences sti­mu­lantes de fes­ti­vals en ligne, notam­ment à Por­de­none pour le Gior­nate del cine­ma muto[3].

Ce fes­ti­val avait une for­mule brillante : le film était dis­po­nible durant un laps de temps très bref, tu avais une fenêtre de plus ou moins 24 heures, voire 18 heures, peut-être même 12 heures, pour voir ton film. Et quand tu arri­vais, tu choi­sis­sais une place vir­tuelle, évi­dem­ment, dans la salle, et tu avais le vague sen­ti­ment de ne pas être là parce que l’on sait bien que l’on n’est pas en train de boire un Spritz en sor­tant d’un film muet ! Mais il y avait à la fois le côté presque direct de ce moment pri­vi­lé­gié, et quand tu arri­vais, tu pou­vais voir le nombre de per­sonnes dans des places vir­tuelles qui étaient là. On res­sen­tait donc une espèce de sen­ti­ment de « pré­sence à dis­tance ». Et ça, je pense qu’en effet c’est une des choses que les théâtres vont ten­ter de récu­pé­rer. Oui, oui, on veut réou­vrir, mais en même temps, si l’on peut offrir nos spec­tacles en Abi­ti­bi ou à Chi­cou­ti­mi ou de l’autre côté de l’Atlantique, pour­quoi pas ? Là, j’ai pris trois places pour aller voir un film au ciné­ma Beau­bien cet après-midi avec mes filles et je me rends compte qu’en fait, on retourne au ciné­ma, mais on n’y retourne pas de la même manière. D’une part, il faut que tu réserves tes places. Elles sont assi­gnées, dis­tan­ciées, ce qui n’était pas le cas avant. Il y a là quelque chose qui me rap­pelle les pre­miers chré­tiens qui priaient à leurs risques et périls dans les catacombes.

André Gau­dreault : Il y aurait, je crois, une gra­da­tion à faire, entre arts « très vivants », arts « pas vivants », puis arts « un peu » vivants. C’est sûr qu’il y a quelque chose de l’art vivant dans le ciné­ma, ne serait-ce que parce que voir un film, c’est par­ti­ci­per à un spec­tacle qui donne l’illusion d’être réel­le­ment devant nous. Il y a une vibra­tion com­mune, un moment « céré­mo­nial », qui n’est pas pré­sent quand tu regardes un film sur une pla­te­forme. En même temps, la consom­ma­tion entre guille­mets ou le covi­sion­ne­ment plu­tôt arti­fi­ciel – comme celui de Por­de­none qu’André H. a men­tion­né… D’accord, il y a covi­sion­ne­ment, mais j’ai envie de dire que dans la gra­da­tion, c’est un peu comme le covi­sion­ne­ment Net­flix et cie. C’est comme s’il y avait le vrai spec­tacle vivant, le spec­tacle « mort » mais avec des vivants dans la salle, puis le spec­tacle vivant en appa­rence. Je pense que ça vaut la peine de se poser des ques­tions sur ces gra­da­tions-là. Le mot « mort » m’intéresse beau­coup. Phi­lippe et moi, on a fina­le­ment nom­mé notre livre en 2013 La fin du ciné­ma ? Un média en crise à l’ère du numé­rique, mais l’un des titres poten­tiels était La mort du ciné­ma.

On a dit en 2013 que le ciné­ma n’est pas mort, et qu’il n’allait pas mou­rir, qu’il exis­te­ra tou­jours quelque chose qui s’appelle « ciné­ma », mais que ce ne sera pas néces­sai­re­ment le ciné­ma. Une idée de ciné­ma, une idée du ciné­ma, une idée de ce qu’est le ciné­ma serait bel et bien morte. Nous ne croyons pas vrai­ment, pour notre part, que la salle obs­cure sera éra­di­quée de la sur­face de la Terre. Une chose qui est en train de mou­rir, c’est la fameuse chro­no­lo­gie des médias, parce que ça devient main­te­nant de la syn­chro­nie des médias. Il faut que le ciné­ma s’ouvre, devienne plus inclu­sif et intègre plus lar­ge­ment les médias.

Mar­ta Boni : Je trouve aus­si très per­ti­nentes ces ques­tions au sujet du spec­tacle vivant et de la salle comme expé­rience et céré­mo­nie. C’est clai­re­ment une construc­tion dis­cur­sive dans laquelle les ques­tions de la ges­tion de l’ouverture des salles entrent aus­si. La pan­dé­mie comme un nou­vel état de l’incertitude m’apparaît une piste inté­res­sante. La période actuelle est celle de la crise des enjeux de la com­mu­nau­té et de la socia­bi­li­té, tra­di­tion­nel­le­ment ins­crits dans l’expérience du ciné­ma et des médias. Mais par rap­port à l’expérience de la salle, on a par­lé de céré­mo­nie, on a par­lé d’événements. Je trouve aus­si très inté­res­sant de voir la nos­tal­gie – André H. pour­ra en par­ler mieux que moi – comme res­source face à l’incertitude, dans le fait de retrou­ver l’expérience de la salle, de récu­pé­rer la com­mu­nau­té, sur le plan sym­bo­lique, même si c’est une récu­pé­ra­tion extrê­me­ment bri­co­lée, que ce soit par Zoom, le Net­flix Par­ty ou ces plug-ins (comme Tele­par­ty pour Google Chrome) qui per­mettent de regar­der ensemble et de com­men­ter à côté d’un écran où défilent les images.

C’est arti­sa­nal, mais sur le plan sym­bo­lique, c’est une façon de retrou­ver quelque chose de nos­tal­gique qui, face à l’incertitude, nous aide, en plus de nous per­mettre de gérer les enfants à l’époque d’une semaine de relâche ou des congés obli­gés. On recherche des formes qui repro­duisent ou qui remé­dient la dimen­sion com­mu­nau­taire. Donc, oui, on pour­rait se deman­der : « Mais pour­quoi encore aller voir des films ? », alors que l’on peut les voir chez nous sur Zoom. Il y a évi­dem­ment cette idée de rup­ture d’un flux que rend pos­sible le fait de bou­ger, même si l’on n’a pas le pop­corn ! C’est quelque chose qui revient à la fois pour les exploi­tants pour des rai­sons éco­no­miques, mais aus­si pour le public.

Nous assis­tons éga­le­ment au retour de cer­taines trans­mis­sions en direct, qu’il s’agisse du « vrai » direct (l’émission dif­fu­sée au moment de sa cap­ta­tion) ou des émis­sions livrées sur les pla­te­formes avec une cadence quo­ti­dienne et qui échappent à la logique de vitrine du strea­ming, don­nant un ren­dez-vous aux publics. Ces exemples ren­forcent le sens d’une appar­te­nance, le sen­ti­ment de faire par­tie d’un public, voire la charge rituelle du vision­ne­ment (qui peut avoir une fonc­tion de mar­queur d’appartenance citoyenne que nous avons vu avec la dif­fu­sion des points de presse du gou­ver­ne­ment). Dans ce sens, le besoin du rituel ne se perd pas, il est même ren­for­cé, dans le besoin des publics de s’informer, mais aus­si de lut­ter contre le « Fear of Mis­sing Out » et de « pro­gram­mer » leur jour­née. Je pense aux Gol­den Globes qui ont eu lieu récem­ment. Le fait de vou­loir se réunir, même si l’événement n’a pas lieu de la manière tra­di­tion­nelle, est par­lant. Les vedettes inter­viennent par Zoom, mais on retrouve néan­moins ce moment qui sort de l’ordinaire et qui marque un jalon de la vie, de l’industrie ciné­ma­to­gra­phique. Donc ces évé­ne­ments-là brisent une conti­nui­té et aident un petit peu à répa­rer un sen­ti­ment d’être per­du face à l’inconnu.


La céré­mo­nie des Gol­den Globes en 2021

André Habib : Sur une autre note, je me demande si l’on n’entre pas de plus en plus dans une logique du « loca­tif », dans le sens qu’on loue sans pos­sé­der. Mais encore une fois, la dimen­sion maté­rielle d’un disque externe est sujette à cau­tion. Se construire une col­lec­tion phy­sique repré­sente un geste qui a été rem­pla­cé par tous ces sys­tèmes où, en fait, on loue un ser­vice qui donne accès à une masse, à une archive, qui elle-même est extrê­me­ment vola­tile. On pour­rait pen­ser que ce qui est sur Net­flix va durer éter­nel­le­ment. Mais si l’on recherche un film vu il y a de ça trois ou quatre ans sur Net­flix, il y a d’excellentes chances qu’il ne s’y retrouve plus, et c’est pareil pour ce que l’on a ache­té sur iTunes. On se rend compte au bout d’un cer­tain temps que ces choses dis­pa­raissent parce qu’elles ne sont là que pour un temps. Il y a quelque chose là de l’évolution sub­tile des médias. En cela, on recule à une époque où pos­sé­der un film était moins une prio­ri­té que l’idée d’aller à ton ciné­ma du coin voir le film de la semaine, que tu oublies aus­si, et que tu ne peux même pas pen­ser pos­sé­der physiquement.

Mar­ta Boni : Si l’on pense à la col­lec­tion comme une trace du choix et du goût d’un indi­vi­du, il ne faut pas oublier que l’époque actuelle est celle des algo­rithmes et des choix qui s’inscrivent dans le sys­tème qui nous entoure. Et ça, les spec­ta­teurs et les spec­ta­trices en tiennent compte. Le public d’aujourd’hui sait qu’une pla­te­forme comme Net­flix lui sug­gère des films ou des pro­duits en lien avec leurs inté­rêts. Cette fami­lia­ri­té avec une dyna­mique mar­chande est à prendre en compte lorsqu’on consi­dère les ques­tions de l’impact et du goût. Il s’agit, à mon avis, d’un élé­ment de la ciné­phi­lie ou de la série­phi­lie contem­po­raine, ou tout sim­ple­ment de la consom­ma­tion, dans un cadre capi­ta­liste, évi­dem­ment, où l’on a l’illusion d’avoir beau­coup de choix.

Richard Bégin : Il sem­ble­rait donc que la pan­dé­mie a un pou­voir non pas de trans­for­ma­tion, mais de révé­la­tion. Ça révèle des points forts, des points faibles, des occa­sions nou­velles qui sont pos­sibles, mais qui exis­taient déjà en puis­sance. Ça révèle aus­si des expé­riences que l’on fai­sait à l’époque, mais dans le confort et l’indifférence. On oubliait l’art vivant, par exemple, que men­tion­nait Phi­lippe. Je pense que c’est comme ça aus­si que l’on doit ques­tion­ner de manière beau­coup plus posi­tive les effets et les impacts de la pan­dé­mie. La crise sani­taire ne trans­forme pas le ciné­ma, mais elle a ce pou­voir de révé­ler quelque chose de l’économie géné­rale du ciné­ma au niveau de la pro­duc­tion et évi­dem­ment au niveau de la consom­ma­tion, de la dif­fu­sion, qui a ses aspects néga­tifs et posi­tifs. Mais de manière géné­rale, c’est posi­tif, ça éveille quelque chose ! La pan­dé­mie va avoir révé­lé quelque chose d’incroyable avec la pos­si­bi­li­té que l’on a, comme le disait André G., de pou­voir vision­ner rapi­de­ment des films, des œuvres aux­quelles on n’aurait pas eu accès autre­ment. Mais en même temps, elle a aus­si réveillé l’existence de cette expé­rience ciné­ma­to­gra­phique en salle que l’on n’a plus comme avant.

Phi­lippe Marion : On pour­rait même par­ler, je crois, d’un double mou­ve­ment sous l’effet de la pan­dé­mie. D’une part, en dis­tan­tiel, on peut rejouer un effet de rituel, comme André H. l’avait signa­lé à pro­pos de Por­de­none. On essaie de res­ti­tuer quelque chose du tout, de la réa­li­té, de la légi­ti­mi­té, de temps pri­vi­lé­gié. D’un autre côté, on a un mou­ve­ment qua­si­ment inverse qui fait que lorsqu’on va au ciné­ma en temps de pan­dé­mie, on nous saborde notre rituel : il faut prendre les dis­tances, mettre les masques. Nous sem­blons être pas­sés sous la moda­li­té du covi­sion­ne­ment et non plus de la copré­sence.

Je crois que le covi­sion­ne­ment est un élé­ment com­mun entre le dis­tan­tiel et le pré­sen­tiel. Il semble y avoir quelque chose de très impor­tant qui se joue dans notre rap­port aux médias visuels, audio­vi­suels, à tra­vers cette idée de covi­sion­ne­ment. Avec la pan­dé­mie, il appa­raît d’ailleurs que nous, uni­ver­si­taires, avons plus que jamais le luxe de spé­cu­ler. Il est rare que nous assu­mions à ce point le fait de ne pas savoir, que for­cé­ment la suite des choses nous échappe.

Richard Bégin : Au début de la pan­dé­mie, oui, on spé­cu­lait beau­coup, sans doute en cou­rant le risque d’énoncer quelques naï­ve­tés. Une bombe n’a pas le même impact si elle explose au milieu d’un champ de patates ou si elle explose dans la place cen­trale d’une ville den­sé­ment peu­plée. La pan­dé­mie est une bombe dont on ne pou­vait ima­gi­ner l’impact à l’aune des dif­fé­rents dis­po­si­tifs d’adaptation. Je pense que l’on com­mence main­te­nant à avoir un recul qui nous per­met d’avoir une idée plus claire. C’est le cas de la dis­cus­sion que nous avons actuel­le­ment autour des pou­voirs révé­la­teurs de la pan­dé­mie. Les impacts de la pan­dé­mie n’ont pas été les mêmes pour les cinéastes, les pro­duc­trices et les pro­duc­teurs, les scé­na­ristes, le public, le milieu de la dis­tri­bu­tion, les cri­tiques, la com­mu­nau­té étu­diante, ou le corps pro­fes­so­ral. Nous, évi­dem­ment, du point de vue de la réflexion uni­ver­si­taire, on a ce luxe de ne pas subir beau­coup d’impacts. Il y en a eus, car on est obli­gés de don­ner nos cours sur Zoom, mais c’est un moindre mal com­pa­ra­ti­ve­ment à ce que d’autres per­sonnes, d’autres milieux, vivent. Donc oui, c’est un luxe, effec­ti­ve­ment, que l’on a de pou­voir spé­cu­ler, puis de jus­te­ment réflé­chir à ce que per­met de révé­ler la pandémie.

André Habib : Sur le plan spé­cu­la­tif, il est inté­res­sant de se sou­ve­nir que la pan­dé­mie n’était vieille que de quelques mois et que plu­sieurs livres sur le sujet com­men­çaient déjà à paraître. Je pense aus­si que ce « délire spé­cu­la­tif » cor­res­pond à notre désir de recon­nec­ter serei­ne­ment avec l’avenir. Un des grands enjeux col­lec­tifs aux­quels nous fai­sons face est cette inca­pa­ci­té de se pro­je­ter, à pou­voir dire « Dans un an, je vais être là ». Du coup, on spé­cule beau­coup, et autant on spé­cule, autant on « nos­tal­gise », on cherche le pont entre le monde d’avant et le monde d’après.

Richard Bégin : On parle beau­coup aujourd’hui de la récep­tion, de la dif­fu­sion, de la cir­cu­la­tion, mais on pour­rait éga­le­ment abor­der la ques­tion de la pro­duc­tion. Nous avons déjà eu droit à des thril­ler « covi­diens », dont Safer at Home [Will Wer­nick, États-Unis, 2021] entiè­re­ment tour­né sur Zoom[4].

J’ai hâte de voir l’impact de la pan­dé­mie sur la façon de racon­ter des his­toires. Par exemple, la venue du télé­phone cel­lu­laire en tant que dis­po­si­tif de com­mu­ni­ca­tion a chan­gé bien des choses dans les récits. Je pense que la dis­tan­cia­tion, la peur de plus en plus pro­bante d’être proches les uns des autres va chan­ger bien des choses. Il est inté­res­sant de s’imaginer de quoi seront faits les récits audio­vi­suels de demain. On sait que la Seconde Guerre mon­diale a trans­for­mé l’histoire des formes fil­miques, notam­ment avec le néo­réa­lisme ita­lien. La pan­dé­mie, je crois, aura un impact similaire.

André Habib : Encore une fois, je crois qu’il y a un effet d’accélération. L’un de mes étu­diants tra­vaille sur cette mode, anté­rieure à la COVID-19, du « desk­top film », soit des films qui se situent sur l’interface d’un ordi­na­teur ou bien aux croi­se­ments de mul­tiples inter­faces. Et ça me semble assez évident que l’on va avoir, si ce n’est déjà le cas, une pro­li­fé­ra­tion de ce phé­no­mène, qui va pro­duire de nou­veaux types de récits. Je suis éga­le­ment curieux de voir ce qui va se faire au niveau expérimental.


Sear­ching (Aneesh Cha­gan­ty, États-Unis, 2018)

Il y a quelque chose qui se joue là, assu­ré­ment, tout en sachant, entre vous et moi, qu’il y a un Roland Emme­rich qui se tourne à Mont­réal avec des gros effets spé­ciaux, comme si de rien n’était. C’est ce que Kra­cauer dési­gnait sous l’appellation de « non-simul­ta­néi­té des contem­po­rains », soit les ten­dances auto­nomes et hété­ro­gènes qui carac­té­risent le pré­sent. La pan­dé­mie, assu­ré­ment, accen­tue ces dissemblances.

Phi­lippe Marion : Je suis d’accord avec Richard. Les fonc­tions nar­ra­tives sont for­cé­ment modi­fiées par ce que l’on vit avec le coro­na­vi­rus. Je vou­drais tou­te­fois vous pro­po­ser une réflexion sur l’idée de spé­cu­la­tion et où je mets là non pas ma cas­quette aca­dé­mique, mais celle d’un membre de la com­mis­sion de ciné­ma qui sélec­tionne les docu­men­taires. On voit défi­ler énor­mé­ment de pro­jets docu­men­taires qui portent sur la ques­tion de la COVID-19. Quand vous pre­nez ces docu­men­taires-là de la pre­mière géné­ra­tion, soit avril-mai de l’année pas­sée, et que l’on voit main­te­nant ce qui sort, ces pre­miers pro­jets de docu­men­taires sont tout à fait dépas­sés, obso­lètes. Ils posent des ques­tions que l’on ne se pose plus et leur date de péremp­tion en est donc accé­lé­rée. Quand on a le nez dans le gui­don d’une épi­dé­mie, il est dif­fi­cile de s’en sor­tir pour créer des pro­jets qui deviennent à long terme des traces his­to­riques, des témoignages.


Hygiène sociale (Denis Côté, Qué­bec, 2021)

Mar­ta Boni : Oui, pour ajou­ter à ce point, j’aimerais poser la ques­tion de qui spé­cule. On a par­lé de ces col­lec­tifs sor­tis très rapi­de­ment durant la pan­dé­mie, mais ceux-ci sont tou­jours pro­duits dans les cercles fer­més de l’enseignement et de la recherche. Cette idée d’un pri­vi­lège, comme le disait Richard, est à prendre sérieu­se­ment en compte. Et après, on peut ain­si se deman­der qui pro­duit les connais­sances ? Par quels moyens ins­ti­tu­tion­nels est-on pro­té­gés ? Plus encore, est-ce que les ins­ti­tu­tions mettent en place des mesures d’encouragement pour que d’autres voix soient un peu plus écou­tées ou visibles ? Toutes ces ques­tions-là rela­tives à « qui parle ? », « qui peut se per­mettre de pro­duire les dis­cours ? » doivent cir­cu­ler. J’ai lu récem­ment un article[5] qui expo­sait la manière dont les pla­teaux de tour­nage pour la télé sont qua­drillés. Il y a des zones pour telle ou telle acti­vi­té. Tout le monde se fait tes­ter tout le temps, ce qui cor­res­pond à des mil­lions de dol­lars par jour de dépenses.


Tom Cruise sur le tour­nage de Mis­sion : Impos­sible 7
(Chris­to­pher McQuar­rie, États-Unis, 2022)

Je reviens donc à ma ques­tion : qui peut se per­mettre ça, quel genre de pro­duc­tion peut se per­mettre ça ? Qui conti­nue à pro­duire encore du dis­cours ? Et com­ment est-ce que l’on fait pour mettre en avant d’autres voix ? Est-ce que ça va ren­for­cer les inéga­li­tés ? Bien sûr que oui. Mais c’est aus­si l’espace pour que des formes dif­fé­rentes de prises de parole ou de pro­duc­tions indé­pen­dantes se développent.

Pour conclure sur ce point, je crois que la réflexion, la pen­sée cri­tique, l’enseignement en géné­ral et ceux du ciné­ma et des médias en par­ti­cu­lier sont en train de vivre une série de chan­ge­ments qui découlent d’une exa­cer­ba­tion d’une situa­tion pré­cé­dant la pan­dé­mie. Si cer­tains défis peuvent nous encou­ra­ger à repen­ser nos pra­tiques, le moment actuel nous pousse à une plus vaste réflexion sur l’ensemble des modes de fonc­tion­ne­ment uni­ver­si­taires et de nos métho­do­lo­gies d’analyse. Un des prin­ci­paux défis est de construire une rela­tion avec les étu­diantes et les étu­diants, de gar­der leur atten­tion, alors que la mul­ti­pli­ca­tion des heures devant les écrans rend l’offre sur­abon­dante et contri­bue au déve­lop­pe­ment de formes d’anxiété. Com­ment chan­ger nos pra­tiques, non seule­ment pour faire face à une pro­duc­ti­vi­té à dis­tance, mais aus­si pour repen­ser notre façon d’être une com­mu­nau­té intel­lec­tuelle ? Je crois aus­si que les logi­ciels comme Zoom ou Teams, désor­mais dif­fu­sés au niveau ins­ti­tu­tion­nel, encadrent ou for­matent une cer­taine manière de pen­ser nos échanges. Si la ques­tion se situe sur le plan de l’éthique et de l’ergonomie (pour cer­tains l’enregistrement des conver­sa­tions par le logi­ciel Zoom est une menace à la liber­té aca­dé­mique), le pro­blème est aus­si métho­do­lo­gique. En fait, la situa­tion actuelle nous met face à une pro­li­fé­ra­tion de conte­nus et l’enseignement à dis­tance nous pousse à trou­ver des alter­na­tives à l’analyse de séquences dans une salle de classe. Les limi­ta­tions de bande pas­sante rendent aus­si dif­fi­cile la pré­sen­ta­tion d’œuvres. De plus, la ques­tion des droits d’auteur, pour ce qui concerne le par­tage d’extraits dans les classes vir­tuelles, est un écueil que cer­taines ins­ti­tu­tions, y com­pris les ins­ti­tu­tions cana­diennes, ont du mal à abor­der. Dans les condi­tions d’enseignement et de pré­ca­ri­té des res­sources, les pro­blèmes sont nom­breux et relèvent notam­ment de la perte (un peu para­doxale si l’on pense que les pla­te­formes numé­riques devraient faci­li­ter la connexion et l’ergonomie) de la conti­nui­té entre l’objet et le com­men­taire sur l’objet, le film deve­nant encore plus « introu­vable », comme le dirait Ray­mond Bel­lour, que dans l’analyse classique.

Jean-Luc Godard, lors d’un entre­tien sur Ins­ta­gram le 7 avril 2020

Richard Bégin : On le disait tout à l’heure, dans l’état actuel des choses, on ne peut que spé­cu­ler. Mais chose cer­taine, dans un cas comme dans l’autre, c’est le concept même de « nor­ma­li­té » qu’il nous fau­dra conti­nuer de ques­tion­ner. L’exception actuelle, aus­si dra­ma­tique soit-elle, nous oblige, au plus simple, à réflé­chir aux torts et aux tra­vers de cette dite nor­ma­li­té qui risque rapi­de­ment de reprendre ses droits, et, au plus com­plexe, à se figu­rer une nor­ma­li­té nou­velle qui aura fait table rase de ce qui consti­tuait jusqu’à tout récem­ment nos confor­tables habi­tudes, nos modes de vie, jusqu’à notre gagne-pain. Le véri­table défi de grande impor­tance est celui qui nous attend au len­de­main de cette éven­tuelle table rase. Les études média­tiques, en tant que sciences humaines, ont encore de beaux jours devant elles. À une époque comme la nôtre où l’individu n’a jamais été aus­si apte à créer, com­mu­ni­quer, s’instruire, consom­mer, dif­fu­ser de manière auto­nome dans le confort de son salon, dif­fi­cile de trou­ver pan­dé­mie mieux adap­tée à l’ère de son émer­gence. Le média comme objet d’étude ou de créa­tion est peut-être même le champ épis­té­mique le plus sus­cep­tible d’offrir de nou­velles pistes de réflexion. La nor­ma­li­té post-pan­dé­mique risque fort bien d’être médiale à tous les niveaux. Quoi de plus phar­ma­co­dy­na­mique qu’une média­li­té assu­mée, per­for­ma­tive et incor­po­rée, afin de répondre « humai­ne­ment » à l’anxiété trau­ma­tique des contacts bio­lo­giques que la pan­dé­mie aura créée ? Je pense que les études média­tiques rayon­ne­ront à tra­vers cette nou­velle hygiène de la nor­ma­li­té. C’est une autre ques­tion de savoir cepen­dant si cet éven­tuel rayon­ne­ment sera syno­nyme d’une vie aca­dé­mique meilleure.

André Habib : Oui tout à fait. Nous devons repen­ser l’être-ensemble de ce que nous fai­sons. Pen­ser les médias consiste à réflé­chir à la manière qu’ils ont de pro­duire des milieux. Ces milieux sont ce qui nous lie. Ils nous per­mettent de nous retrou­ver comme on dit. Or, j’ai l’impression que la situa­tion actuelle nous per­met de nous connec­ter, de nous bran­cher, de nous voir et de nous entendre (avec l’enseignement à dis­tance, on passe d’ailleurs notre temps à deman­der : « on me voit, on m’entend ? », c’est symp­to­ma­tique), de par­ta­ger des conte­nus, mais jamais de nous retrou­ver. L’enseignement, on le réa­lise de plus en plus – mais on avait besoin d’une pan­dé­mie pour se le prendre en pleine face –, ne consiste pas à trans­mettre (au sens média­tique et non viro­lo­gique du terme) un savoir, mais pré­sup­pose tou­jours un milieu qui per­met, réel­le­ment, à cette trans­mis­sion de s’incarner, d’avoir lieu. Le sen­ti­ment que j’ai en ce moment, et en son­dant les étu­diantes et les étu­diants ça se confirme, c’est que ce mode d’enseignement à dis­tance rend les études très abs­traites. Une jeune étu­diante, en pre­mière année de maî­trise, a eu la gorge nouée en nous confiant l’automne der­nier qu’elle n’avait, depuis le début de la ses­sion, par­lé à qui­conque en per­sonne. Elle ne sait plus trop bien ce que « être en maî­trise » veut dire (est-ce une ques­tion d’habitude, est-ce que dix ans de ce trai­te­ment fini­raient par pro­duire une autre impres­sion ?). Je sais que, dans mon cours « Ciné­ma expé­ri­men­tal », 50% de l’expérience passe par le fait de vision­ner, ensemble, en 16mm, des films par­fois dif­fi­ciles, dou­lou­reux, désa­gréables, qui exigent de nous de la patience, de l’endurance. Je ne peux pas exi­ger une telle patience d’une étu­diante qui vou­drait décou­vrir ces films sur un écran d’ordinateur, avec des noti­fi­ca­tions qui pop aux deux secondes, avec la ten­ta­tive trop natu­relle de faire quelque chose de plus utile avec son temps, que de regar­der des images qui cli­gnotent ou un zoom de 45 minutes sur un petit pan de mur. Le défi le plus grand, pour moi, est d’accepter de renon­cer à ça. De même qu’un film n’est jamais qu’un texte, qu’il est indis­so­ciable d’un milieu, d’un sup­port, d’un contexte qui lui donne sa cou­leur, sa tex­ture et son sens, l’enseignement n’est pas que de la matière qu’il s’agirait de dépla­cer, de déver­ser d’un conte­nant à un autre. Le milieu, le sup­port façonne et déter­mine ça. Et cette dis­cus­sion est peut-être un point de départ pour pen­ser le défi que repré­sente cet évé­ne­ment : une sorte de prise de conscience des condi­tions de pos­si­bi­li­té que, jusque-là, nous pre­nions sans doute un peu trop pour acquises.


Cré­dit : André Habib

Richard Bégin : Pour reve­nir, en conclu­sion, sur l’idée de « mort de ciné­ma » évo­quée tout à l’heure par André G., je crois que la pan­dé­mie actuelle nous oblige enfin à mieux poser la ques­tion : à quel ciné­ma fait-on réfé­rence lorsqu’on en évoque « la fin » ? Consomme-t-on moins de films en situa­tion de confi­ne­ment ? Pas vrai­ment. La fer­me­ture des salles a-t-elle signé l’arrêt de mort de la créa­tion ciné­ma­to­gra­phique élar­gie ? Abso­lu­ment pas. A-t-on moins envie de se racon­ter des his­toires et de pro­duire des images et des sons ? Que nen­ni. C’est plu­tôt un sys­tème de pro­duc­tion, de dis­tri­bu­tion et d’exploitation qui est mis à mal, et ce n’est peut-être pas une si mau­vaise chose que ça. Les règles d’hygiène, par exemple, obligent à elles seules tout un sys­tème à se réin­ven­ter et, idéa­le­ment, à sor­tir d’une redon­dance stric­te­ment éco­no­mique qui menace à la fois la créa­ti­vi­té et l’inventivité. Je res­te­rais en cela pru­dent avec l’idée d’une hégé­mo­nie numé­rique liée à la situa­tion actuelle, voire avec celle d’une « muta­tion ». Il ne serait pas sur­pre­nant d’assister dans une réa­li­té post-pan­dé­mique à une résur­gence de l’artisanal, du fait main, à une volon­té de faire avec les moyens du bord, à peu de frais, seul ou en petit groupe. Il ne faut pas oublier que le dis­cours sur les « muta­tions tech­no­lo­giques » est fon­da­men­ta­le­ment biai­sé à la fois par les appé­tences de l’industrie et par une tech­no­phi­lie bien moderne. En bou­le­ver­sant ces dési­rs et cet attrait, la situa­tion actuelle nous offre l’opportunité de rejouer les cartes de la créa­ti­vi­té audio­vi­suelle en nous obli­geant à repen­ser un sys­tème dans une pers­pec­tive éco­lo­gique. Car c’est bien dans la rela­tion de l’individu à ses milieux que le véri­table chan­ge­ment s’opère ici.

Mar­ta Boni : Je dirais pour ma part que la période est celle d’une télé-vision numé­rique : la vision à dis­tance depuis notre domi­cile domine les modes de consom­ma­tion. Cela com­porte la recon­fi­gu­ra­tion de la rela­tion entre le film de ciné­ma et l’expérience du ciné­ma en salle. La néces­si­té de l’équivalence de ces deux termes est, pour cer­tains, inébran­lable et, pour d’autres, révo­lue. Dans la vie de tous les jours, l’écran se sub­sti­tue au contact et au dépla­ce­ment, nous entraî­nant dans une expé­rience quo­ti­dienne de la visio­con­fé­rence et de la consul­ta­tion de conte­nus. L’expérience ciné­ma­to­gra­phique conti­nue son par­cours de rap­pro­che­ment vers celle de la télé­vi­sion en ce qu’elle se déplace dans les foyers, à dis­tance : le film devient un conte­nu média­tique. L’expérience de vision­ne­ment en salle demeure tou­te­fois cru­ciale sur le plan sym­bo­lique, com­mu­nau­taire et éco­no­mique, comme le mon­traient la remon­tée des entrées en salle pré­cé­dant la COVID-19 ou l’ouverture de nou­velles salles d’essai, impor­tante sur le plan ter­ri­to­rial de la pré­ser­va­tion et de la valo­ri­sa­tion d’une pro­gram­ma­tion locale.

Déjà, avant la pan­dé­mie, le ciné­ma et les médias se trou­vaient de plus en plus indis­so­cia­ble­ment liés, mais une rési­lience des salles en mon­trait les spé­ci­fi­ci­tés uniques. Aujourd’hui, une période qui voit les abon­ne­ments à Net­flix et à Dis­ney+ aug­men­ter mas­si­ve­ment, cette recon­fi­gu­ra­tion s’accentue et pour­suit avec une recherche de l’expérience en salle comme plai­sir nos­tal­gique (le « retour de l’odeur du pop­corn » dans l’infolettre de Cine­plex lors de l’annonce en juillet 2020 de la réou­ver­ture des salles au Qué­bec) ou comme néces­si­té éthique de pré­ser­ver le « Cinéma ».


Publi­ci­té pour Cineplex

Citons en guise d’exemple une péti­tion parue en Ita­lie[6] au mois de mai 2020 qui sou­ligne la néces­si­té, contre le « confort » de Net­flix et autres ser­vices en strea­ming, de sau­ver le Ciné­ma, celui dans une salle obs­cure dans laquelle des incon­nus se réunissent en silence afin de vivre une émo­tion col­lec­tive. Et même, il s’agit là du seul et vrai Ciné­ma, qui dif­fère radi­ca­le­ment de l’acte de regar­der un film à la mai­son, avec des amis, sur un écran rela­ti­ve­ment grand. Les salles de ciné­ma sont les temples d’un rituel cultu­rel indis­pen­sable qui risquent aujourd’hui de vivre un coup duquel elles ne se remet­tront jamais plus… Et pour­tant, comme le disait André H., les pla­te­formes numé­riques peuvent venir en aide au ciné­ma. La télé­vi­sion se pré­sente comme « ave­nir du ciné­ma » lorsque les pro­duc­tions ciné­ma­to­gra­phiques de Net­flix arrivent à don­ner un nou­veau souffle à l’industrie, comme les cas de cer­tains films le prouvent – non sans contro­verses – dans l’espace public (Roma [Alfon­so Cua­ron, Mexique et États-Unis, 2018] ; Jusqu’au déclin [Patrice Lali­ber­té, Qué­bec, 2020]).


Jusqu’au déclin (Patrice Lali­ber­té, Qué­bec, 2020)

Les pla­te­formes peuvent ten­ter de répa­rer les inéga­li­tés en termes de visi­bi­li­té, notam­ment dans le cadre de la valo­ri­sa­tion de ciné­ma­to­gra­phies locales, comme c’est le cas avec l’initiative du Regrou­pe­ment des dis­tri­bu­teurs indé­pen­dants de films du Qué­bec (aimetoncinema.ca).Cer­tains dis­po­si­tifs de pré­ser­va­tion comme le « Vir­tual Cine­ma » de Pro­jec­tr encou­ragent le finan­ce­ment des salles, tout en fonc­tion­nant comme une pla­te­forme VOD où les uti­li­sa­teurs peuvent avoir un accès payant à des films indé­pen­dants. Tout cela met en évi­dence l’écart que la période de la pan­dé­mie accen­tue entre pro­duc­tions hégé­mo­niques glo­bales et ins­tances locales ou indépendantes.

André Gau­dreault : À mon avis, la salle obs­cure, même si dimi­nuée, res­te­ra, parce que la salle obs­cure est une sacrée rési­liente ! Tout comme le ciné­ma lui-même d’ailleurs. Et, comme toute rési­lience engage de l’optimisme, il nous faut avoir confiance dans l’avenir post-trau­ma­tique, dans la manière que va être géré le « post-crash » (selon l’expression de Lucas et Spiel­berg lorsqu’ils évo­quaient, déjà en 2013, la crise des block­bus­ters et de la dis­tri­bu­tion en salle[7]). La rési­lience, c’est la consé­quence posi­tive de cette sti­mu­la­tion qu’est tou­jours une crise affron­tée à bras-le-corps, une crise dont on tente de prendre la mesure, tout en accep­tant que l’« on » n’en sor­ti­ra pas indemne. La pan­dé­mie, nous l’avons tous et toutes sou­li­gné à notre façon, a tout sim­ple­ment ser­vi d’accélérateur de par­ti­cules… Elle a radi­ca­li­sé et exa­cer­bé les carac­té­ris­tiques du soi-disant sep­tième des arts dans son corps-à-corps avec la digi­ta­li­sa­tion géné­ra­li­sée de nos univers.


Pro­jec­tion exté­rieure orga­ni­sée par le Fes­ti­val Regard à l’été 2020


[1] Cette « table ronde vir­tuelle » s’est éla­bo­rée en deux temps. Une pre­mière série de ques­tions a été res­pec­ti­ve­ment envoyée à chaque membre lors de l’automne 2020. Les réponses obte­nues ont per­mis d’établir de nou­velles pistes à explo­rer dans le cadre d’une réunion sur Zoom. Cette der­nière a eu lieu le 4 mars 2021. Le pré­sent texte est la syn­thèse de l’ensemble des idées pro­po­sées au fil de ces échanges.

[2] NDLR La pro­jec­tion « Bey­routh plu­sieurs fois » a eu lieu à Mont­réal le 20 août 2020. Inti­tu­lée « À l’ombre des astres », la seconde édi­tion s’est dérou­lée le 11 sep­tembre de la même année, éga­le­ment à Mont­réal. Ces deux évé­ne­ments ont été orga­ni­sés en par­te­na­riat avec la revue numé­rique Hors champ [Pour plus d’informations, consul­ter https://zoom-out.ca/view/beyrouth-plusieurs-fois?fbclid=IwAR0ZbQgtiBoBUwmlde6Wh38iJS1keKoxraHNhqG8K0JjIc4WLtBQFroNVDs et https://zoom-out.ca/view/a-lombre-des-astres?fbclid=IwAR11B9TdoZd28LT1A4k1ERbzmZVkR55zTHJNjBx9Xza0eWPuX8S57RceD-M].

[3] Voir http://www.giornatedelcinemamuto.it/

[4] Voir TAPIA, Nan­cy, « Safer at Home : Will Wer­nick Talks About Fil­ming In Mid­st of Pan­de­mic [Exclu­sive Inter­view, LRM Online, le 26 février 2021 [En ligne : https://lrmonline.com/news/safer-at-home/ Consul­té le 17 mai 2021].

[5] Voir RICE, Lynette, « Lights, Came­ra, Anti­bac­te­rial Wipes », Enter­tain­ment Week­ly, Mars 2021, n° 1606/1607, p. 74-77.

[6] Cette péti­tion est dis­po­nible sur le site d’Anteo spa­zio­Ci­ne­ma. Voir : https://www.spaziocinema.info/cinema/rassegne/firma-la-petizione-non-chiudiamo-cinema-e-teatri

[7] Voir BOND, Paul, « Ste­ven Spiel­berg Pre­dicts ‘Implo­sion’ of Film Indus­try », The Hol­ly­wood Repor­ter, le 12 juin 2013 [En ligne : https://www.hollywoodreporter.com/news/general-news/steven-spielberg-predicts-implosion-film-567604/ Consul­té le 17 mai 2021].